Voix instrumentales

Derrière le festival intitulé « Le Québec à Paris » qui s’est déroulé en avril dernier se cache ATMA Classique. Depuis sa création, ce label québécois qui fêtera l’an prochain ses trente ans a à cœur de participer aux relations culturelles entre notre pays et le Québec et même plus largement le Vieux Continent et le Nouveau Monde. ATMA Classique met en valeur des interprètes québécois qui proposent souvent des répertoires très larges. Ils font la part belle à des compositeurs européens parfois méconnus ou à des œuvres peu jouées. Cette première édition du festival, un galop d’essai réussi, était l’occasion d’entendre des musiciens qui viennent de sortir un album et de souligner notamment l’intérêt porté par le label à la musique baroque.

J’ai eu le plaisir d’écouter le duo de violes les Voix humaines Mélisande Corriveau et Susie Napper qui jouaient Couperin (extrait), Marais et Rameau (extrait). Elles interprétaient en concert les œuvres de leur disque Anguille sous roche. Concert, peut-être devrais-je plutôt dire théâtre musical tant les deux musiciennes, par leurs gestuelles, les expressions de leur visage, le choix des œuvres et l’interprétation semblaient nous proposer une sorte de comédie musicale. Celle-ci nous racontait une suite d’histoires charmantes, délicates, simples. La joie de vivre et de jouer des deux violistes était communicative et l’absence d’interruption entre plusieurs morceaux participait à cette impression étrange d’être transporté bien loin du présent. Les harmonies complexes, la virtuosité des interprètes s’oubliaient au profit d’une forme de pureté musicale. Ces œuvres rappelaient aussi ce que les compositeurs des siècles suivants leur devaient. J’y entendais parfois des accents pré-romantiques ou romantiques, voire des motifs plus contemporains encore. Debussy et Poulenc, entre autres, n’ont pas caché la dette qu’ils devaient à un Couperin ou à un Rameau.

C’est un semblable retour aux sources qui s’opère en écoutant le nouveau disque de l’ensemble Les Barocudas, Basta parlare. Celui-ci était représenté au festival par l’un de ses membres, Marie Nadeau-Tremblay qui a donné un concert avec Mélisande Corriveau.

Nous ne sommes plus dans l’intimité d’un duo mais avec un petit orchestre baroque : harpe, flûte à bec, violon baroque joué par Marie Nadeau-Tremblay, viole de gambe, clavecin, percussions et orgue, tenu par Nathan Mondry. Les interprètes nous font écouter des compositeurs italiens du XVIIe siècle comme Dario Castello, Giovanni Legrenzi et Tarquinio Merula pour lesquels ils ont une prédilection. A ces morceaux se joignent deux improvisations l’une de Marie Nadeau-Tremblay et l’autre de Nathan Mondry avec leur instrument respectif. Ces deux œuvres contemporaines originales constituent un pont entre l’hier et l’aujourd’hui et montrent combien en dépit des siècles, des changements de civilisation, des évolutions esthétiques, une forme de musique reste intemporelle. Le but des Barocudas est aussi de mettre en valeur la richesse instrumentale de ces compositions baroques qui offrent un chant aussi beau que celui de la voix humaine, laquelle dominait encore le champ musical. C’est ainsi qu’il faut comprendre le titre de leur album. Ce sont ainsi les voix de chaque instrument qui se font entendre, parfois comme des conversations animées, joyeuses ou plus sérieuses et plaintives. C’est notamment le cas dans les œuvres tourbillonnantes de Tarquinio Merula (extrait). J’ai particulièrement aimé également la « Sonate pour deux violons » de Biagio Marini par son caractère à la fois mélancolique et langoureux dans lequel les cordes peuvent exprimer tout leur lyrisme. L’improvisation de Marie Nadeau-Tremblay qui suit ce morceau le prolonge parfaitement, comme un monologue qui suivrait un dialogue (on reste dans le théâtre !). Le morceau de Merula qui leur fait suite, d’abord très dansant puis ponctué aussi de mesures plus lentes, au caractère presque solennel, crée un bel enchaînement.

On pourrait croire qu’avec Suite tango, des pièces de Denis Plante pour bandonéon et violoncelle on part dans un autre style, un ailleurs musical. Bien sûr qu’on voyage en Argentine mais on reste également en Europe, et dans un passé revisité. Denis Plante, qui joue du bandonéon, a su mêler habilement, généreusement les rythmes et harmonies du tango avec des valses à la française ou encore à la manière de Bach. Dans ce sens, son « Bach to tango » est une totale réussite. J’ai beaucoup apprécié le Coral qui met en évidence la richesse de la palette musicale du bandonéon. Denis Plante n’a pas tort de dire que si le bandonéon avait existé du temps de Bach celui-ci aurait composé pour lui tant il parvient lui-même, riche de plusieurs siècles de musique, à créer des « œuvres classiques ». Denis Plante a offert également au violoncelliste Stéphane Tétreault des partitions magnifiques notamment le Canto du « Bach to tango » dans lequel le violoncelle semble être une voix humaine.

Finalement le point commun entre ces trois disques est peut-être le lyrisme. Joyeux, espiègles, douloureux, brouillons, tourmentés… tous ces chants nous parlent comme des voix familières. Et il ressort de ces écoutes une impression d’éternité.

ATMA a déjà programmé une seconde édition de son festival parisien en avril 2024, avec davantage de concerts et d’autres artistes à découvrir. En attendant, retrouvez les albums sur https://atmaclassique.com

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Emouvant Anton Dvořák

Anton Dvořák en 1870

Ni les fameuses Danses slaves, ni la non moins célèbre Symphonie du Nouveau Monde… le nom d’Anton Dvořák reste lié pour moi à une œuvre plus intime, l’Humoresque n°7 opus 110 pour piano que j’avais travaillé et joué pour Noël lorsque j’étais enfant. En proposant Dvorak pour son troisième disque (après un détour par la musique française dont j’ai parlé), le Trio Atanassov revient peut-être si ce n’est à son enfance, du moins à un compositeur qui lui est cher, déjà au programme de son premier enregistrement avec le trio n°3 opus 65 et dont il apprécie « l’inspiration inépuisable ». D’ailleurs, Anton Dvořák ne serait pas le même sans cette enfance particulière vécue en Bohême avec un père boucher mais amateur de cithare et cette musique populaire qui accompagnait le quotidien et auquel d’autres compositeurs comme Brahms ou Debussy par exemple ont été très sensibles. Le jeune adolescent parcourt ensuite les trente kilomètres qui le sépare de Prague pour poursuivre des études musicales où il s’abreuve de Bach et de Beethoven tout en jouant des polkas pour l’orchestre d’une brasserie. Toute la musique de Dvořák sera nourrie de ces deux influences qui ne sont pas contradictoires et offrent au contraire une variété de couleurs, de rythmes, de réminiscences.

Paysage de Bohême avec le mont Milleschauer par C. D. Friedrich

L’enfance pour revenir à elle est aussi au cœur d’un spectacle jeune public que le Trio Atanassov a créé en même temps que le troisième disque. « Dvorak, un enfant de Bohême ». Le Trio mêle narration et musique pour raconter le destin de ce petit Anton qui devint célèbre jusqu’à New York. L’occasion aussi de nous transporter dans cette musique qui pour Sarah Sultan évoque « l’univers des contes ».

Perceval Gilles au violon, Sarah Sultan au violoncelle et Pierre-Kaloyann Atanassov au piano proposent dans leur nouveau disque le trio n°2 opus 26 et le trio n°4 opus 90.

Le trio opus 26 a été composé en 1876 à 35 ans. Jeune marié, Dvorak connaît le succès dans son pays et s’est vu octroyer une bourse qui lui permet d’élargir ses horizons et de vivre plus largement.

Les premières mesures de l’Allegro moderato sont révélatrices de l’influence de Schubert. Il se dégage d’emblée une légèreté cristalline. Ce début a aussi des allures de conversation très équilibrée et très libre entre les trois interprètes dont on sent la connivence et la sensibilité commune. L’influence de Schubert est aussi remarquable dans le second mouvement, le Largo, où le Trio mêle douceur viennoise et mélancolie un peu tzigane avec la même harmonie. Dans le scherzo, les passages presto alternent avec des passages plus lents mais rythmés donnant à l’ensemble un côté jeux d’enfants. Nulle virtuosité malvenue de la part des interprètes mais une joie simple de jouer ensemble. Ils nous font entendre pleinement le sens du mot scherzo.

Trio Atanassov © Andrej Grilc

Le second trio, n°4 opus 90 a été composé quinze ans plus tard. En 1891, la vie d’Anton Dvořák a bien changé. De Londres à Moscou, il est applaudi partout aussi bien pour ses œuvres symphoniques que pour ses cantates et oratorios. L’année suivante, il deviendra professeur de composition au conservatoire de New York pendant trois ans et repartira du Nouveau Monde avec en tête des airs de jazz et de negro spirituals. Ce trio opus 90 incarne bien le caractère changeant de l’âme et particulièrement les âmes slaves qui peuvent passer de larmes aux rires en quelques instants. Une caractéristique que Dvořák a poussée à l’extrême tant comme le dit Perceval Gilles, il arrive à « nous faire pleurer et sourire parfois en même temps. » Lento maestoso et allegro vivace, le premier mouvement commence avec le chant mélancolique des cordes pour être suivi, presque comme par magie, d’un air primesautier aux accents de danse populaire pour replonger ensuite dans cette même retenue délicate à laquelle le piano participe à son tour sous la forme d’un motif mélodique assez simple. J’ai particulièrement aimé le second et le sixième mouvements où le caractère rhapsodique s’exprime avec encore plus de liberté. Chaque interprète sait se mettre en valeur et semble ici être dans sa fantaisie particulière, tout en s’harmonisant avec celles de ses partenaires, talent de jouer ensemble qu’ils ont appris en quinze ans à développer pour en tirer le meilleur parti.

Le disque s’achève sur une Elégie de Josef Suk, élève puis gendre de Dvořák. Pièce qui permet au Trio de clore avec lyrisme ce voyage avec ce « petit gars parti de rien » devenu l’un des plus grands compositeurs tchèques et de faire perdurer sa mémoire et avec lui, toutes les musiques, même les plus humbles, qui l’ont accompagné toute sa vie.

Bohemian Rhapsodies du Trio Atanassov, Paraty https://www.trioatanassov.com

Pour écouter les musiciens évoquer Dvořák, découvrir les coulisses de cet enregistrement et la façon dont le Trio travaille : https://www.youtube.com/watch?v=WVXNYxav0Ts

Le Trio Atanassov sera en concert prochainement à Sceaux dans le cadre de La Schubertiade de Sceaux le 14 janvier avec un conte musical de Karol Beffa et Mathieu Laine, Le roi qui n’aimait pas la musique et le 20 mars à l’opéra de Clermont-Ferrand pour un concert Dvořák, Hersant, Ravel, rassemblant ainsi trois compositeurs qui leur sont familiers.

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Retour aux sources

Exposition universelle de 1889 à Paris. Claude Debussy découvre des musiques venues d’ailleurs, de très loin pour l’époque, notamment le gamelan, un ensemble d’instruments à percussion, joué en Indonésie ainsi que des musiques traditionnelles d’Orient. Des formes de musique très simples, bien plus anciennes que nos musiques occidentales. Debussy restera marqué à jamais par ces musiques qui l’influenceront tout au long des vingt-neuf années qui lui restent à vivre. Une influence connue mais dont on peut avoir du mal à saisir les subtilités, habitués que nous sommes aux œuvres de Debussy et éloignés que nous sommes des origines de ces musiques.

« Le joueur de bonang » illustration de L.Trinquier,
in « Revue de l’Exposition Universelle de 1889 » – Bibliothèque Forney

L’un des mérites de Debussy in Resonance de Joanna Goodale est de nous offrir un retour à l’une des sources essentielles de la musique de Debussy. Non pas seulement ces formes de musique traditionnelles mais la nature même qui s’exprime par des sons simples et dont le gong, le bol tibétain sont proches par leur caractère primitif et ancestral. Résonnances ce sont les notes que la pianiste fait resonner avec délicatesse jusqu’à ce que le dernier son disparaisse. Elle parvient d’ailleurs à prolonger le son de son piano comme si la musique était encore là bien présente dans le silence même de l’après.

Résonnances ce sont aussi les échos entre les compositions de Debussy et ses propres compositions proposés dans ce deuxième disque après un premier disque reliant Bach et la musique soufie (Bach in a Circle). Par exemple, son Ocean origin débute par des bols tibétains et gongs avant de nous plonger littéralement dans une musique océanique où par moment résonnent des motifs de musique asiatique.

L’oeuvre de Joanna Goodale constitue une belle entrée en matière à La Cathédrale engloutie, qu’elle joue avec une grande intensité, rendant ce prélude encore plus mystérieux et grandiose dans chacun de ses accords. Still Snow prolonge La neige danse en proposant une musique abstraite et épurée comme peut l’être le dessin des flocons dans l’air.

La pianiste utilise aussi le piano, instrument complexe, issu d’une civilisation développée, comme un élément fait de bois, de cordes métalliques en faisant resonner, chanter ces matières comme pourrait le faire un jeune enfant qui découvre sans connaissance, sans a priori cet instrument. Elle nous révèle ainsi d’autres façons de l’aborder, moins savantes, plus spontanées.

Avant de l’écouter en disque, j’ai pu découvrir son deuxième album à l’occasion d’un concert.

Sans être dehors, nous étions dans une arrière-cour verdoyante, à l’abri des bruits de la ville. On sentait l’air du crépuscule, on entendait le jour qui fait place à la nuit et le chant des oiseaux nichés dans les arbres. Je m’imaginais qu’à leur façon, ils répondaient au piano, dialoguaient avec la musique qu’ils entendaient. J’ai repensé alors à ce passage d’un article de Debussy, signé sous le pseudonyme de Monsieur Croche, dans lequel il rêvait d’une musique écrite pour le plein air… à cent lieues des musiques de kiosques et de squares. « La collaboration mystérieuse des courbes de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs s’accomplirait, la musique pouvant réunir tous ces éléments dans une entente si parfaitement naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux… Et les bons arbres tranquilles ne manqueraient pas à figurer les tuyaux d’un orgue universel, ni à prêter l’appui de leurs branches à des grappes d’enfants auxquels on apprendrait les jolies rondes de jadis, si mal remplacées depuis par les ineptes refrains qui déshonorent les jardins et les villes d’aujourd’hui. » (Revue blanche 1901)

Joanna Goodale Photo Artemis Grympla

Si vous écoutez le disque de Joanna Goodale je ne pourrai donc que vous encourager à le faire dans un jardin, au bord de l’eau ou encore à l’orée d’une forêt. Le chant de la nature et celui du duo formé par Debussy et Joanna Goodale ne dépareront pas. J’ai beaucoup aimé Jardins sous la pluie où la virtuosité de l’interprète s’oublie pour créer un paysage impressionniste sonore saisissant. Les gouttes de pluie, les métamorphoses de la végétation sous l’effet de l’eau, du vent semblent se voir alors qu’on ne fait qu’entendre, comme si nous trouvions une capacité à voir autrement. Ce lien que Debussy justement établissait entre la musique et les images, qu’il aimait presque autant que son art.

Cette pianiste sensible, investie, choisit un répertoire qui entre en résonnance avec sa personnalité, ses préoccupations et en puisant dans les mélanges dont elle est constituée par ses origines anglo-turques. Le disque reflète aussi sa philosophie. Face aux menaces qui pèsent sur la nature, la Terre, elle avoue ainsi « ressen[tir] l’envie de cultiver ce sentiment de reliance charnelle à la Nature, qui inspire la gratitude, la joie et l’envie de prendre soin du vivant. » Pari réussi car l’écoute de ce disque est une source de bien-être qui s’offre simplement. Cette forme de simplicité qui rime avec pureté. 

Debussy in Resonance, Claude Debussy et Joanna Goodale, Paraty

https://www.joannagoodale.com

Des extraits ici https://www.youtube.com/watch?v=3YLLSB71h5M

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Le charme des longues amitiés

Deux hommes contemplant la lune, par Gaspar David Friedrich, 1825

Au piano, Schubert fait partie avec Beethoven, Chopin et Schumann de ces musiciens de l’intime. Pour l’interprète comme pour les auditeurs, leurs œuvres pour le clavier réclament d’entretenir avec elles une longue amitié, qui peut évoluer au fil des années mais vers laquelle on revient toujours comme on revient dans son pays de cœur. On y puise de la force. On y retrouve avec une certitude réconfortante ce qu’on connaît déjà et on y découvre, par sa richesse, toujours quelque chose de nouveau. C’est de cette façon par exemple que Debussy a envisagé sa relation avec l’œuvre de Chopin qu’il a toujours admirée et sur laquelle il s’est penché jusqu’à ses dernières années, en revenant plus que jamais au clavier.

Comme elle le raconte elle-même dans le livret de son nouveau disque, c’est une longue amitié qu’Edda Erlendsdóttir entretient avec Schubert depuis son enfance à Reykjavik, alors qu’elle écoutait l’Ouverture de Rosemunde. Elle a ensuite découvert la musique pour piano auprès de ses premiers professeurs en Islande. Son premier récital faisait une belle place aux pièces de Schubert. Il s’est écoulé bien des années depuis. Edda Erlendsdóttir a achevé ses études au conservatoire de Paris, a enseigné au conservatoire de Lyon, s’est produite un peu partout dans le monde comme soliste ou dans des ensembles de musique de chambre et des orchestres. Elle a participé à de nombreux festivals, a joué aussi bien Haydn, Bach que Messiaen, Dutilleux et Boulez. A 70 ans, pour son huitième album, publié sous son propre label, ERMA, dans un souci d’indépendance, elle a choisi trois Sonates de Schubert, qui dit-elle, tiennent « une place spéciale dans [s]on cœur ».

Schubert par Wilhelm August Rieder, 1875
d’après son aquarelle de 1825.

Ces Sonates – D. 557, D. 568 et D. 537 – ont été composées en 1817, l’une des années les plus riches pour Schubert, le début de sa maturité et de son indépendance par rapport au foyer familial. Il écrira notamment cette année-là « La Truite » et « La Jeune Fille et la mort » pour citer deux pièces très célèbres. Le compositeur a seulement 20 ans, déjà deux cents lieder, plusieurs symphonies et messes derrière lui, sans compter de nombreuses pièces pour piano et musique de chambre. Il mourra onze ans plus tard. Ces chiffres donnent un peu le vertige. A 20 ans, on croit avoir toute la vie devant soi et avoir le temps de mûrir. Celle de Schubert, qui ne devait plus être très longue, était déjà assez pleine pour que son œuvre passe à la postérité.

Dans les trois Sonates jouées par Edda Erlendsdóttir j’ai particulièrement aimé la Sonate D. 537. Ces près de vingt-cinq minutes sont musicalement d’une extrême richesse. On y trouve d’abord la fouge, la rythmique et l’ampleur des mouvements rapides dans lesquels l’interprète ne met aucune virtuosité fracassante qui serait malvenue. Le second mouvement offre des passages de pur lyrisme, avec un chant qui paraît si simple et semble alimenté par toute la jeunesse et des espoirs de Schubert. Dans les accords de la main gauche, j’y entends aussi la ténacité d’un jeune homme qui a quitté le métier d’instituteur auquel son père le destinait mais aussi l’enseignement musical de Salieri. Les notes de la main droite, dans les dernières pages de l’Allegretto quasi andantino, et auxquelles Edda Erlendsdóttir donne une légèreté cristalline, incarne cette nouvelle liberté. L’Andante molto de la Sonate D.568 est également une belle illustration de l’art pianiste du jeune Schubert. Edda Erlendsdóttir joue avec une retenue et une tendresse qui met en évidence ce modèle d’harmonie subtile. Le mouvement suivant, le Menuetto, mêle une douce mélancolie et un lyrisme viennois qui s’exprime pleinement dans le mouvement final.

Schubert au piano par Gustav Klimt, tableau original détruit lors d’un incendie en 1945

Il y a dans ces Sonates quelque chose du journal intime. Un journal à trois finalement avec Schubert, qui l’a écrit, Edda Erlendsdóttir qui l’interprète et l’auditeur qui l’écoute, chacun puisant de quoi nourrir sa sensibilité et son esprit. Et Dieu sait si les nourritures de l’esprit sont particulièrement précieuses en ce moment !

Edda Erlendsdóttir, Three Sonatas from 1817, Schubert, ERMA.

Edda Erlendsdóttir appartient au groupe Le Grand Tango, un ensemble dans lequel se produisent des musiciens classiques et Olivier Manoury, au bandonéon. Elle jouera avec ce groupe et le ténor Stuart Skelton au Festival d’art de Reykjavik le 30 avril 2021.

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Une belle année avec Tchaïkovski

Vladimir Tropp au piano © Frédéric d’Oria-Nicolas

Vladimir Tropp, âgé de 81 ans, a étudié à la prestigieuse école de musique Gnessin à Moscou d’avant d’y enseigner, perpétuant ainsi la tradition de la fameuse Ecole russe dont sont issus tant de grands interprètes. Outre son activité de pédagogue, sa participation comme juré à de grands concours, Vladimir Tropp a mené aussi une carrière internationale comme pianiste et a enregistré de nombreux disques. Son répertoire rassemble aussi bien les compositeurs romantiques comme Schumann et Chopin que des musiciens du XXe siècle notamment Rachmaninov dont Vladimir Tropp est l’un des spécialistes en tant qu’interprète mais aussi par son étude des archives et de la vie du compositeur.

Ces quelques précisions suffisent à deviner que la musique de Tchaïkovski est pour Vladimir Tropp une langue maternelle qu’il parle depuis son âge le plus tendre et dont il nous livre dans son dernier disque quelques échos particuliers. Le pianiste a choisi en effet le cycle des Saisons, douze morceaux correspondant aux douze mois de l’année que Tchaïkovski a composé pour Nuvellist, un magazine mensuel, en 1876. Chaque mois était illustré par quelques vers de poètes russes qu’on peut lire dans le livret. Celui-ci propose aussi une présentation et une analyse de chaque morceau par Vladimir Tropp, faisant du livret un petit essai de musicologie accessible à tous.

Comme le dit Vladimir Tropp Les Saisons est un condensé de l’âme russe et qui mieux qu’un musicien russe pour l’exprimer ? Bien sûr, Tchaïkovski évoque les moissons, la chasse, la vie rurale rythmée par les saisons, nous renvoyant à un type d’existence qui n’existe presque plus. Mais si ces morceaux continuent à nous parler c’est parce que dans nos vies modernes, même dans les grandes villes, nous restons sensibles à la nature même sous une forme symbolique. Nous sommes sensibles aux atmosphères, aux températures, aux lumières qui varient au fil de l’année et qui nous relient même de loin au quotidien de nos ancêtres paysans.

Les Saisons ou du moins certaines pièces font partie du répertoire russe que se doivent de connaître les pianistes même amateurs. Malgré cette popularité, le cycle est rarement enregistré dans son intégralité, le disque de Vladimir Tropp apparaît donc une rareté qui fera autorité. Je connaissais bien notamment le mois de juin, intitulé « Barcarolle », morceau éminemment romantique et assez mélancolique. On peut s’étonner que Tchaïkovski ait choisi la forme de la barcarolle pour ce premier mois d’été synonyme souvent d’exubérance et en épigraphe un poème qui parle de « la tristesse secrète » des étoiles. Mais le compositeur révèle par là un autre aspect de l’été : la force de la nature avec l’été peut sembler écrasante aux hommes et lui inspirer des pensées nostalgiques.

Tchaïkovski

Les Saisons sont des chants assez simples. Nous ne sommes pas dans les grandes œuvres symphoniques de Tchaïkovski même si on retrouve dans les lignes mélodiques du piano des traits particuliers au compositeur. D’ailleurs, la simplicité me semble toujours être la chose la plus difficile à interpréter. On ne peut se cacher derrière quelques effets, on est obligé de peser chaque note, chaque nuance pour atteindre même l’essence de l’œuvre, ne pas être ni dans l’excès ni dans la retenue. C’est bien à traduire cette difficile simplicité que parvient Vladimir Tropp et on ne s’étonnera pas que Les Saisons aient été pendant longtemps au programme imposé du concours Tchaïkovski par la maîtrise pianistique que ce cycle réclame sous ses dehors accessibles. « Octobre » est peut-être l’un des meilleurs exemples pour saisir la subtilité de l’interprétation de Vladimir Tropp avec ce chant lent, profondément mélancolique que n’éclaire que brièvement la mélodie de la main droite au milieu du morceau avant de se terminer par une sorte de descente vers les ténèbres. L’influence de Chopin et la communauté d’âme entre le musicien franco-polonais et le russe, qui parcourt l’ensemble du disque, de façon plus ou moins nette, est ici frappante.

Cette tonalité sombre d’octobre est d’autant plus saisissante que le mois de septembre est plein d’entrain, il résonne comme des trompettes d’une chasse à courre et m’a fait penser à Schumann et à sa rythmique bien marquée dans des œuvres comme la chasse des Scènes de la forêt.

« Novembre » est un appel à ne point céder à la tristesse mais plutôt à se laisser enchanter par la course dansante d’une troïka qui fait tinter ses grelots par intermittence. « Décembre » avec Noël termine de façon lumineuse ce cycle. Vladimir Tropp interprète la valse de ce dernier mois avec une douceur et une forme de gaieté, qui passe à travers le disque. C’est de cette manière que nous voudrions conclure ce billet et terminer cette année.

Studio postproduction Vladimir Tropp et Nicolas Thelliez © Frédéric d’Oria-Nicolas

Les Saisons sont précédées et conclues par deux nocturnes, opus 10 et opus 19. Ils encadrent à merveille le cycle en donnant une occasion supplémentaire à Vladimir Tropp d’exprimer son extrême sensibilité. Les dernières mesures du nocturne opus 19 semblent partir des profondeurs du cœur pour nous emporter en quelques notes jusqu’au ciel, nous laissant sous le charme de ce disque romantique.

Le Label Fondamenta apporte un soin extrême aux qualités d’enregistrement et pour restituer au mieux aux auditeurs cette qualité acoustique, il propose pour chaque album deux disques : l’un pour les chaînes haute-fidélité, le second pour une écoute nomade sur ordinateur ou lecteur mp3. Par cet engagement, il met aussi pleinement en valeur le travail des interprètes.

The Seasons, Tchaïkovski, par Vladimir Tropp, Fondamenta, 17 euros.

Ecoutez ou achetez le disque : http://hyperurl.co/zkt24p

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