Puissance d’une femme artiste

Marguerite Yourcenar

En lisant dernièrement Ces femmes qui écrivent, suite de douze portraits de femmes de lettres françaises, j’ai été touchée par le combat de certaines d’entre elles notamment entre le Moyen Âge et la fin du XIXe siècle. Époque où le combat des femmes pour plus de liberté, d’indépendance et de droits notamment de droits civiques me semble tout à fait légitime. Les luttes plus récentes des féministes en France me paraissent parfois caricaturales et stériles. Ce n’est pas en écrasant les hommes que les femmes sortiront grandies et plus fortes et j’aime mieux penser à ce qui lie les hommes et femmes que ce qui les oppose même si j’ai bien conscience que ce qui nous oppose compte souvent davantage dans nos rapports quotidiens. En tout cas, ce n’est pas en ayant l’air de prendre une revanche sur des siècles d’oppression masculine que les femmes d’aujourd’hui et de demain pourront s’épanouir.

Dans cet ouvrage d’Élisabeth Seys j’ai beaucoup apprécié le portrait de Marguerite Yourcenar qui considère que la création artistique doit être asexuée. Telle était ma conviction profonde lorsque j’étais une jeune fille qui écrivait d’improbables romans asexués tout en suivant des études de lettres.

Curieusement une œuvre signée d’un homme est considérée comme une œuvre mais s’il s’agit d’une œuvre créée par une femme c’est une œuvre de femme. Cette distinction m’a toujours paru dommage parce qu’il me semble dès lors que l’œuvre d’une femme est d’emblée appréhendée à travers le prisme de son identité sexuelle. Il vaudrait mieux qu’une œuvre de femme soit jugée comme une œuvre d’homme. Vœu pieux certainement. Je reconnais cependant que l’identité féminine s’exprime dans une œuvre d’art ou un livre et qu’il faut parfois en prendre en compte pour apprécier ou mieux comprendre l’œuvre proprement dite.

Artemisia Gentileschi Cléopâtre c. 1635 Huile sur toile 117 x 175,5 cm Rome, collection particulière © Collection particulière

C’est ce à quoi je songeais en me retrouvant devant les tableaux d’Artemisia au musée Maillol. Il s’agit d’une femme peintre italienne, fille d’artiste née en 1593. Tout comme les sculptures de Camille Claudel, j’ai bien eu conscience que ma réaction face aux peintures d’Artemisia était conditionnée par son sexe. Je ne regardais pas les femmes qu’elle avait peintes de la même manière que si elles étaient nées sous le pinceau d’un homme. Je sentais dans ses Cléopâtre, Judith, Marie-Madeleine une sorte de fraternité féminine. Fraternité mais aussi combat car toutes ces femmes ont quelque chose de virile. Il y a dans le style d’Artemisia une puissance masculine au service d’un combat féminin, combat pour s’affirmer en tant que femme.

La vie d’Artemisia éclaire la sensation que j’ai éprouvée devant ses tableaux. Elle a commencé très jeune la peinture dans l’atelier de son père Orazio Gentileschi.

Elle a fait preuve dès son plus jeune âge de beaucoup de précocité et de gravité. Elle a mis sa technique parfaite au service d’un style fort évoquant celui de Caravage (né en 1571).

Judith et Holopherne, Le Caravage, 1599

Artemisia Gentileschi Judith et Holopherne c. 1612 Huile sur toile 159 x 126 cm Naples, Museo Nazionale di Capodimonte © Fototeca Soprintendenza per il PSAE e per il Polo museale della città di Napoli

La jeune femme a été violée par Agostino Tassi, un ami et collaborateur de son père. Après ce viol elle a dû affronter un procès intenté par son père puis elle s’est mariée avec Pierantonio Stiattesi en 1612. Elle aura plus tard des amants et obtiendra un grand succès, invitée par tous les puissants comme les Médicis, le duc d’Alcalà, vice-roi de Naples ou encore les papes Paul V et Grégoire XV. En somme Artemisia a réussi à s’imposer « malgré son sexe » tout en restant certainement marquée par ce viol qui lui avait rappelé la faiblesse de son sexe. De là mon impression que sa peinture a parfois la forme d’une vengeance artistique. Elle a plusieurs fois décliné le thème de Judith et Holopherne (et avec quelle intensité), mais aussi de Cléopâtre, Samson et Dalila, Lucrèce : des figures féminines portées par une certaine violence. Violence mais aussi force et courage car ces femmes sont héroïques et sont peintes dans des états d’extase à la fois douloureux et puissants. La maîtrise des clairs-obscurs caravagesques ne fait que renforcer cette puissance sensuelle et morale.

Artemisia Gentileschi Judith et la servante avec la tête d’Holopherne 1617-18 Huile sur toile 114 x 93,5 cm Florence, Galleria Palatina © Studio Fotografico Perotti, Milano/Su concessione del Ministero per i Beni e le Attività Culturali

Les corps de femme peints par Artemisia semblent frémissants vivants, habités par les passions. Il y a toute l’ardeur des Italiennes passionnées. Je ne sais pas si Stendhal a vu des tableaux d’Artemisia et s’il en a parlé, je n’ai pas à ma disposition ses livres qui m’auraient renseigné sur ce point mais j’imagine que devant une de ces Judith ou Marie-Madeleine, il aurait fait le rapprochement avec ces Italiennes qu’il aimait pour leur ardeur, leur capacité à se donner toute entière à leur passion. Je me suis arrêtée aussi devant l’autoportrait d’Artemisia Gentileschi, autoportrait dans lequel elle se représente en train de peindre… le portrait d’un homme.

J’ai apprécié aussi cette Vierge allaitant, peut-être le seul où la douceur féminine exprimée naturellement domine.

Artemisia Gentileschi Vierge allaitant 1616-18 Huile sur toile 118 x 86 cm Collection particulière © Mathieu Ferrier, Paris

Étrangement Artemisia qui, dans le milieu artistique italien, a été très puissante, à la tête d’un atelier, admirée et réclamée, disparaît en 1654. À partir de cette date, on ne sait plus rien d’elle et tout juste les spécialistes supposent qu’elle a succombé à la peste en 1656. De même, on sait que de nombreux tableaux ont été peints par elle sans qu’on puisse exactement les identifier. Bien sûr de pareils mystères entourent des peintres hommes comme le Caravage mais il me semble que les mystères d’Artemisia, redécouverte au début du XXe siècle, révèlent aussi les difficultés intimes qu’elle a pu rencontrer en tant qu’artiste et en tant que femme.

La superbe exposition au musée Maillol est en tout cas l’occasion de voir des tableaux saisissants par la précision des traits, la minutie des détails et la maîtrise de la lumière.

Artemisia, pouvoir, gloire et passions d’une femme peintre

Musée Maillol, jusqu’au 15 juillet

61 rue de Grenelle

75007 Paris

http://www.museemaillol.com/

Ces femmes qui écrivent, d’Elisabeth Seys, éditions Ellipses

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2 commentaires pour Puissance d’une femme artiste

  1. aymeric p dit :

    Assez d’accord avec toi quand tu parles de roman « asexué ». Je reste toujours circonspect quand on me parle de spécificité de l’écriture féminine – c’est un risque d’enfermement…
    Je pense à Colette, qui se considérait comme très masculine, au fond… Dans quelle catégorie la ranger ?
    Je pense à Beauvoir, aussi, dont je trouve l’écriture parfois, disons… plutôt « virile »
    Quant à Yourcenar, je crois me rappeler qu’elle avait des mots très durs sur les féministes, et même les femmes, qui la décevaient beaucoup, parfois… Elle leur reprochait, je crois, de garder tous ces défauts, comme l’extrême coquetterie, qu’on avait moqués chez elles, alors que la modernité aurait pu les amener à évoluer vraiment

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  2. arianecharton dit :

    Oui, tu as raison et depuis le temps que des femmes écrivent je me demande pourquoi on parle encore autant des spécificités (si ce n’est avec les auteurs femmes qui justement revendiquent une spécificité).
    En effet Yourcenar s’est opposée aux féministes.
    Les femmes peuvent avoir une vision humaine en dehors de toute considération d’identité sexuelle. C’est ce que fait Colette, Sand dans leurs romans, Beauvoir dans ses Mémoires, Yourcenar dans son oeuvre. De même, l’apport de Mme de Staël qui est avant tout une grande intellectuelle.
    je pense que le livre d’Elisabeth Seys t’intéresserait.

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