Autopsie d’un cœur aimant

Tout-cela-n-a-rien-a-voir-avec-moi-de-Monica-Sabolo_visuel_galerie2Autant le dire tout de suite : je n’ai lu jusqu’à présent à peu près aucun roman de la rentrée littéraire. Non par désintérêt mais par manque de temps, parce que personne à dire vrai n’attend mon avis et parce que je considère qu’un livre n’étant pas un pot de yaourt, on peut bien le lire plusieurs mois voire plusieurs années après sa parution. J’ai cependant lu, sur les conseils d’une amie, le roman de Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir avec moi. L’auteur est rédactrice en chef des pages culture de Grazia et signe ici son troisième roman publiés comme les précédents chez J.-C. Lattès (voilà pour les informations recueillies sur Internet que je livre pour avoir l’air de faire une chronique classique bien qu’elles ne me paraissent pas d’une grande utilité, je m’en suis bien passée pour lire l’ouvrage de Monica Sabolo).

La plupart des amours sont inégales. Il y a toujours un qui aime plus que l’autre. Il est d’ailleurs fréquent que l’équation s’inverse. Celui qui aimait moins voit sa passion grandir avec le temps pendant que l’autre se déprend. La littérature est riche de pareilles amours : Adolphe de Benjamin Constant, La Femme abandonnée de Balzac, La Confession d’un enfant du siècle de Musset. Dans les trois cas (et dans le roman de Monica Sabolo) la femme est un peu plus âgées que son compagnon. Mais, même à âge égal, l’histoire aurait fonctionné.

Il arrive aussi que les amours soient à peu près à sens unique.  Comme le dit l’Infante dans Le Cid « Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir». Eprise de Rodrigue sans être payée de retour, cet émouvant personnage secondaire rappelle en quelques mots que le sentiment amoureux se nourrit d’espoir, même de façon déraisonnable, même lorsque la cruelle réalité devrait nous détourner de la moindre illusion.

Le problème de MS, héroïne du roman de Monica Sabolo, comme de tous les « êtres aimants » face à l’être aimé est de parvenir à cesser d’espérer être aimé avec la même intensité, cesser d’espérer au moins connaître un moment de bonheur harmonieux. Il suffit qu’un infime sentiment amoureux continue à nous habiter pour espérer. Le cœur humain est assez machiavélique pour élaborer des scénarios ou des raisonnements destinés à piéger même l’être le plus censé, une fois tombé dans le piège. C’est bien cet espoir terrible, impossible à tuer, qui explique tous les efforts de MS pour convaincre XX de la viabilité de leur histoire et justifie tous les manèges auxquels elle se livre pour tenter de parvenir à ses fins.

coeurIl ne faudrait pas trop aimer ou du moins être capable de garder une certaine distance, une certaine indépendance par rapport à ses sentiments. Bonne résolution qu’il n’est possible de tenir que lorsque l’on a le cœur libre. On se promet chaque fois de ne pas retomber dans le piège et on saute à pieds joints dedans croyant que ce sera différent. Aimer sincèrement c’est étouffer son amour-propre, son orgueil presque sa dignité pour accéder à l’autre. MS, avec pudeur mais sans pruderie, avoue ses souffrances d’amour-propre même lorsqu’elle cherche à faire croire à XX qu’elle ne souffre pas (une tactique parmi d’autres pour être aimé : feindre l’indifférence). L’un des passages les plus drôlement pathétiques est la lettre adressée à Monsieur Diakgite. MS a trouvé le prospectus porte d’Orléans. « Pas de problème sans solution ». Quand on est désespéré, on est si fragile que même les promesses d’un vaudou vous apparaissent comme une possible bouée de sauvetage (j’utilise cette image à cause du Titanic, voir plus bas).

Mais l’indifférent, dans l’histoire, c’est XX : le beau collègue à qui on ne peut même pas reprocher d’avoir promis quoique ce soit. XX l’inaccessible qui se cache derrière un écran d’ordinateur, de portable ou de télévision. A propos de son mystère et de son caractère incessible, Monica Sabolo écrit avec justesse : « Outre l’hystérie sentimentale, le désœuvrement et l’imprudence, c’est souvent son goût pour les langues étrangères qui accablent l’être aimant. Il n’est pas question ici de l’attrait, certes indéniable mais superficiel, pour l’individu brésili9782290054277en ou britannique (essentiellement natif de Manchester). Non, il s’agit d’une inclination pour l’Ailleurs, ce concept flou embrassant une multitude de notions métaphysiques (l’Absolu, la Poésie, l’Extase, la Liberté), et dont l’être aimé est apparemment le représentant sur cette terre. Ce dernier semble en effet porteur d’une énigme : le moindre de ses mots, de ses gestes, voire sa simple présence au monde, relève d’un secret prodigieux. L’être aimant, qui pressent tout cela comme on pressent l’ombre de la Grâce, vit dans la douloureuse impatience de percer ce secret, qui, bien entendu, ne lui sera jamais révélé. »

Le roman de Monica Sabolo est beau et original. Très différent de L’Entendement d’amour de Sophie Khan dont j’ai parlé récemment même si tous les deux, avec subtilité, parlent avec une bouleversante sincérité du désir d’amour, d’une quête de la perfection amoureuse, d’une quête de bonheur.

Monica Sabolo. Photo JC Lattès

Monica Sabolo. Photo JC Lattès

Monica Sabolo aborde plus précisément le thème du chagrin sur lequel Sophie Calle, entre autres, s’est penchée en convoquant une centaine de voix féminines. Je pense à Sophie Calle car le roman  de Monica Sabolo a quelque chose de la performance d’un plasticien allié à l’écriture. En effet, au milieu du texte, elle place des photos qui illustrent les propos ou révèlent ce que les mots ne disent pas. Les photos de briquets, livres (notamment ceux offerts à MS par ses amis pour la consoler), mégots, verres sur une terrasse, serviette en papier, scooter de l’être aimé sont soient des vestiges d’instants « amoureux », soient des reflets des obsessions ou des hasards (qui ne le sont pas) que l’amour met sur notre chemin. D’autres photos encore sont des tentatives de dialogues avec l’être aimé comme des appels qui ne trouvent pas de réponse.

Le ton de Monica Sabolo n’est pas dénué d’humour mais on rit jaune (pour peu qu’on ait connu une fois les affres de la passion). Le lecteur se presse de rire pour repousser bien loin ses propres mauvais souvenirs, pour ne pas se sentir trop en empathie avec MS. Car au fond, ce roman est le récit d’un désastre banal et émouvant que peut symboliser le Titanic, dont parle l’auteur en plaçant la photo du paquebot. Métaphore pour dire le naufrage que constitue cette histoire d’amour.

MS se demande comment elle en est arrivée là. Pour trouver une réponse qui pourrait la consoler, elle revient sur son passé. Avant XX. Avec photos de famille à l’appui, l’auteur revient sur le récit des origines de Monica qui, bien sûr permettent en grande partie d’expliquer sa maladresse à l’égard des hommes : son père fort séduisant Italien a quitté sa mère sans aucune préoccupation pour sa progéniture. Sa mère s’est remariée avec un homme qui lui a servi de père de substitution hélas les choses se sont gâtées lorsque Monica est arrivée à l’adolescence.

FragmentsOutre les photos, le roman est composé aussi d’échanges  de SMS ou de mails entre MS et XX. Ce sont les éléments « objectifs » pour comprendre le déroulé de cette histoire d’amour qui avorte avant même d’exister un peu. Le langage est assez rapide mais soigné (rien à voir avec le langage SMS des moins de 15 ans). Quant à « la narration », la partie autopsie, elle est écrite dans un style classique et élaboré. On songe par moments aux moralistes du XVII e siècle (sans illusion sur la nature humaine) et  à l’une des analyses les plus brillantes de ce sentiment, Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

Mais les déclarations, les réflexions sur l’amour sont vues ici par une femme (« l’être aimant »). Beaucoup d’écrivains hommes ont décrit les tortures d’un être aimant homme face à une femme. Beaucoup moins de femmes ont exploré les tourments d’un être aimant femme face au dépit amoureux. Beaucoup d’auteurs femmes aujourd’hui mettent en scène le couple avec une certaine neutralité teintée de désenchantement, ou alors elles décrivent des femmes aimées qui se vengent de siècles de domination masculine.

Or, les femmes d’aujourd’hui ne dominent pas plus qu’hier et des MS, des infantes, il y en a beaucoup. Monica Sabato elle, à sa façon moderne et intemporelle, nous parle du chagrin d’une femme aimante. Car, remarquons-le, une femme qui aime met dans ses tourments plus de gentillesse, de générosité qu’un homme qui aime. Ce dernier s’abandonne à la passion peut-être avec davantage de folie mais avec plus de brutalité et moins de bonté. Peut-être est-ce aussi cela qui m’a touchée chez MS, l’attention qu’elle a sur XX. Certes, c’est pour le conquérir mais c’est une conquête généreuse, tournée vers l’autre.

J’ai pensé aussi en lisant Monica Sabolo à ce livre merveilleux qui s’intitule Vingt-quatre heures d’une femme sensible de Constance de Salm écrit au début du XIXe siècle. L’auteur, qui avait suscité l’admiration de Stendhal, racontait sous forme de monologue épistolaire une femme écrivant à l’aimé dont elle se croit abandonnée. Mais, il y a peu de textes de femmes mettant en scène et analysant avec tant de lucidité et d’élan leurs souffrances. Je ne sais pas pourquoi.9782752907660

J’ai aimé aussi particulièrement ce passage très juste sur cette façon qu’a l’être aimant de se dissoudre dans l’être aimé en espérant justement être payé de retour. C’est d’ailleurs bien là qu’est le drame de l’être aimant qui ne parvient à être lui-même parce que l’amour l’a rendu prisonnier de son sentiment, prisonnier de l’autre, son adorable tortionnaire.

On trouve aussi, entres autres (je laisse quelques surprises aux lecteurs bénévoles qui me liront) un courrier à Mr Diakgiet, le vaudou, à un opérateur téléphonique et à Facebook. Des lettres dignes d’une amoureuse perdue qui cache ses larmes derrière des formules de politesse. Certains aspects sont très typiques de notre décennie (par exemple demander au service « relations avec les usagers » si on peut savoir qui consulte notre profil Facebook et à quelles fréquences, rêve de tous les cœurs désolés en 2013). Mais dans le fond, les comportements et les pensées décrits par Monica Sabolo sont intemporels et c’est bien ce qui fait tout l’intérêt de ce roman. Les âmes blessées s’y retrouveront et les triomphants, peut-être, comprendront mieux ceux qu’ils blessent (et qui sait si un jour, ils ne se retrouveront pas de l’autre côté de la barrière).

Le ton faussement scientifique et distancié que Monica Sabolo arrive à tenir d’un bout à l’autre sans lasser rend ce chagrin d’amour encore plus saisissant et permet à chacun de se retrouver dans cette autopsie d’un cœur aimant.

« Tout cela n’a rien à voir avec moi » et beaucoup avec tous.

 

Tout cela n’a rien à voir avec moi de Monica Sabolo, éditions J.-C. Lattès, 153 pages.

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