Les écrivains et leurs lecteurs

 

Je viens de lire deux ouvrages très différents qui mettent cependant en scène tous les deux des écrivains et des lectrices/écrivains débutants. Manuel d’écriture et de survie de Martin Page (Le Seuil) et Amours mortes de Laurence Biava (éditions Ovadia).

ob_130d5b_manuel-d-ecriture-et-de-survieLe livre de Martin Page est un recueil de lettres à la jeune Daria, étudiante qui écrit son premier roman et, à la fin, le publie. Il lui donne des conseils qui sont censés, mais qui n’ont rien de bien original comme « Sois fidèle à tes principes et à tes émotions, à ton enthousiasme et à ta curiosité. »

J’ai davantage était intéressé par l’autoportrait que Martin Page brosse de lui et par sa façon de s’interroger et de prendre position sur la place de l’écrivain aujourd’hui. L’autoportrait est touchant et sans prétention. Les prises de position n’ont rien de révolutionnaire, mais elles sont justes et mériteraient d’être répétées plus haut. L’ensemble forme un livre simple et sincère, nourri aussi de lectures, de citations et de figures d’écrivains venus avant Martin Page et dont il se sert pour argumenter, mais aussi comme compagnons fidèles.

Il se décrit comme un être solitaire, qui a du mal à se trouver une place dans le monde, mais qui aime aussi avoir quelques relations amicales privilégiées qui l’enrichisse sans lui faire peur. Un solitaire, mais pas un sauvage. Un être sensible aux autres, au monde qui l’entoure, mais qui a besoin pour l’observer ou l’imaginer de s’en tenir un peu loin. La société n’a jamais été tendre avec les fragiles, les êtres en marge, aujourd’hui, pas plus qu’hier, comme le rappelle Martin Page.

Seule la force de la vocation, la force de l’ardeur à créer soutient les artistes exclus ou mal adaptés. On aime les génies ignorés une fois qu’ils sont devenus célèbres parce que la valeur de leurs œuvres s’envole.

Martin Page décrit son quotidien où alternent solitude de l’écriture, partage artistique et complicité avec sa compagne et échange avec des lecteurs. Il parle aussi des ateliers d’écriture et de l’expérience enrichissante qu’ils constituent pour lui et pour les participants, des résidences d’écriture, de l’usage intéressant du pseudonyme derrière lequel l’écrivain ne se cache qu’à demi.

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve

La position de l’écrivain est difficile depuis que nous sommes entrés dans l’ère industrielle et dans une démocratie à la fois illusoire et qui souvent nivelle tout vers le bas. Depuis le XIXe siècle, après la chute du Premier Empire. Bien des écrivains se plaignirent dès les années 1830 de la situation dégradée de l’écrivain, de l’industrialisation de la littérature. Bien sûr Sainte-Beuve, mais aussi Balzac, Stendhal, Musset, Gautier, Sand, entre autres. Tous savaient que l’écrivain perdait son statut d’artiste, de créateur, pour être un producteur de textes dont on attend qu’il soit rentable et dont on respecte assez peu le droit moral et les droits d’auteur. Tous savaient que l’écriture étant accessible à tous, elle devenait banale. Au début de son premier roman, Sous les tilleuls, Alphonse Karr décrit un bourgeois qui publie un roman, activité mise sur le même plan que faire des affaires à la bourse ou lancer un nouveau commerce. C’est caricatural, certes, mais pas si loin de la réalité.

Ecrire, publier un livre donne une image intellectuelle, un brillant social dont beaucoup sont à la recherche (par exemple les hommes politiques. J’ai ainsi été stupéfaite qu’un journaliste qui interviewait Michel Sapin le qualifie de ministre des Finances, mais aussi d’écrivain sous prétexte que le ministre faisait paraître un livre sous son nom.)

Non seulement, cette situation désacralise l’écrivain et l’écriture comme acte créateur (alors que les autres arts restent considérés comme des disciplines artistiques), mais fait croire que tout le monde peut « faire de la littérature », que tout vaut tout et qu’importe que l’auteur ait écrit son livre ou pas. Martin Page a raison de rappeler à Daria qu’il faut à la fois rester simple, mais aussi aimer son art et le défendre avec fierté face à « ceux qui n’ont que des chiffres en tête et ceux qui trouvent dans la littérature un moyen d’exercer une police du goût. »

Il faudrait donc, comme le fait Martin Page, rappeler plus souvent que l’écrivain est un créateur, qu’il nourrit des ambitions artistiques dans le fond comme dans la forme. Qu’importe qu’il écrive un roman, un essai, une pièce, il cherche à offrir à ses lecteurs une belle source de réflexion, à lui offrir un univers qui lui est propre et/ou une relecture subjective du monde dans lequel on vit.frigo

Mais cela ne signifie pas non plus que l’écrivain ne doit pas être payé, ne doit pas pouvoir exercer ce qui est aussi un métier sous prétexte qu’il fait ce qu’il aime. L’écriture n’est pas un loisir pour l’écrivain. C’est aussi un travail qui participe à la richesse d’un pays et qui, dans ce sens, doit être respecté. Martin Page revendique à juste titre que l’écrivain puisse aussi bénéficier d’un statut social quand il a choisi de vivre de sa plume. C’est d’ailleurs une question qui a été soulevée encore récemment quand les intermittents du spectacle manifestaient. Je ne connais pas leur situation, mais une chose est sûre, ils bénéficient quand même d’une protection sociale et d’une aide pour faire face à la précarité auxquelles un écrivain n’a pas droit qu’il soit romancier, dramaturge, scénariste ou essayiste. S’il n’a pas d’autres activités alimentaires, l’écrivain ne peut vivre que des à-valoir et de ses droits d’auteur qui oscillent entre 5 et 10% du prix de son livre. Il n’a pas la possibilité de cotiser pour toucher en cas de besoin des assedic et sa retraite, mieux vaut ne pas y songer. Tout le confort matériel ou pas de l’écrivain dépend de ses ventes, donc du succès public. Une valeur subjective comme la cote d’un peintre.

97079281_oTrès différent est le second roman de Laurence Biava, Amours mortes. Il met en scène deux jeunes femmes qui aiment la littérature et cristallisent leur passion sur un écrivain connu. Il y a Elvira Belhaj étudiante tunisienne qui s’installe à Paris et Clarisse Klarté, blogueuse. Ce sont des lectrices qui ne vivent que pour la littérature, qui écrivent aussi et entretiennent avec l’écrivain sur lequel elles ont jeté leur dévolu, une passion fanatique et mortifère. Ces écrivains, au lieu de canaliser leur passion, semblent se jouer d’elles, ravis d’être ainsi flattés, écoutés comme s’ils étaient des demi-dieux. Ils donnent bien quelques conseils et encouragements à leur lectrice admirative, comme Martin Page, mais lorsque le jeu les a lassé, ils les repoussent sans ménagement.

Ce roman est un collage habile. Il mêle les lettres des lectrices à travers lesquelles se dessine le portrait de Valentin Paar et d’Oracle Ballan, quelques lettres de ces derniers, des fragments du roman que Clarisse et Oracle devaient écrire à quatre mains, des extraits du blog de Clarisse. Certains chapitres sont aussi constitués par les plaidoiries de l’avocate chargée de défendre ces deux jeunes femmes accusées d’homicide. Une plaidoirie dans laquelle l’avocate rappelle la grandeur de la littérature, justifiant en quelque sorte qu’on succombe à la passion pour elle. Les deux histoires se ressemblent beaucoup, comme deux variations sur le même thème. L’histoire d’Elvira m’a paru plus attachante : le personnage de Valentin Paar est plus intéressant et subtile et l’histoire mieux construite que la seconde intrigue avec Clarisse. Le drame de la lycéenne dit avec plus de force les dangers d’une passion irraisonnée. Bien sûr, les deux écrivains n’en sortent pas grandis. Ils apparaissent comme narcissiques, égoïstes, un peu monstrueux, guère soucieux de blesser ces jeunes filles, « miroirs » dans lesquels ils se mirent. Tous les deux cherchent à exercer du pouvoir sur leur auditoire : Valentin Paar sous couvert d’interventions auprès de publics francophones, Oracle Ballan  en jouant au jeune (qu’il n’est plus) écrivain fêtard et homme politique.  Si les deux lectrices , admiratives, s’attachent à souligner leur intelligence, ce qui est touchant, on a un peu de peine à croire justement à la valeur de ces écrivains qui paraissent plus préoccupés par leur image séduisante que de se mettre seul à une table de travail, donc faire une œuvre. On dirait ces « écrivains » que Martin Page pointe du doigt : ceux qui pratiquent les lettres pour se mettre en valeur auprès de lecteurs avec lesquels ils n’échangent pas sincèrement, ceux qui jouissent d’un confort matériel et peuvent ainsi se permettre de mépriser les auteurs qui écrivent par vocation, mais aussi pour remplir leur frigo.

 

Manuel d’écriture et de survie de Martin Page (Le Seuil)

Amours mortes de Laurence Biava (éditions Ovadia).

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