Des airs de Renaissance

Le Consort Brouillamini est un ensemble de cinq jeunes flûtistes à bec. Avec The Woods so Wild (du nom d’une œuvre de William Byrd qu’ils interprètent), ils signent leur second CD après un premier disque remarqué consacré à des transcriptions de Bach extraits notamment du Clavier bien tempéré et des concertos pour orgue (lien).

Si les œuvres jouées dans ce second disque sont également des transcriptions d’après des compositions pour clavier cette fois de la Renaissance anglaise, ce jeune ensemble renoue avec ses ancêtres. En effet, en 1539, un consort (ensemble) de cinq flûtistes vénitiens s’est installé à la cour d’Angleterre. La tradition perdura pendant un siècle.

Nous sommes sous le règne de Henri VIII, souverain mélomane et musicien lui-même, possédant une collection exceptionnelle d’instruments. Henri VIII transmit son goût pour la musique et surtout la danse à sa fille, la future reine Elisabeth 1ère, qui régna de 1559 à 1603. Son règne, l’ère élisabéthain, constitue un âge d’or pour le théâtre anglais notamment avec Shakespeare et Marlowe. Mais les autres arts ne furent pas en reste. En témoigne, le recueil Fitzwilliam Virginal Book qui rassemble près de trois cent compositions (danses, mélodies et autres morceaux composés par trente musiciens et une quarantaine de pièces anonymes) pour le virginal (une sorte de clavecin) dont la reine aimait jouer.

Elisabeth 1ère d’Angleterre

Le consort Brouillamini a notamment puisé dans ce recueil pour transcrire et adapter des œuvres pour la flûte à bec. Il a sélectionné aussi des danses d’Antony Holborne, quelques pièces religieuses de Christopher Tye et de William Mundy pour terminer par deux compositeurs du 17e siècle, Matthew Locke et Henry Purcell qui annoncent le baroque.

Même si beaucoup d’œuvres musicales n’ont pas été conservées, celles transcrites et interprétés par le consort Brouillamini montrent combien ces décennies ont été riches aussi pour la musique.

Ce disque nous emmène donc à la cour d’Henri VIII et d’Elisabeth 1ère puis au temps de Charles 1er et Charles II. On plonge dans une atmosphère tellement éloignée de notre époque. Les rythmes sont assez lents, parfois un peu mélancoliques mais il se dégage pourtant essentiellement une impression de légèreté notamment grâce aux sonorités très chantantes des flûtes comme dans l’œuvre qui ouvre le disque The Image of Melancholly de Antony Holborne. Le caractère léger et franchement dansant est encore plus saisissant dans le second morceau, une gaillarde intitulée « The Fairie-Round ». 

Antony Holborne.

D’autres œuvres comme « La Volta » de William Byrd, l’un de mes morceaux préférés avec les quatre délicates danses de Anthony Holborne, ont une fraîcheur qui réjouit les oreilles. On se prendrait à croire que ce siècle était béni. Pourtant, ce passé avait aussi ses terreurs, ses violences, ses maladies : l’exécution de la mère d’Elisabeth, Anne Boleyn, les nombreuses épidémies de peste et de « suette anglaise » qui touchèrent notamment Londres sans parler des conflits et de la première Révolution qui coûta la vie à Charles 1er, le fils de Jacques 1er.

Grâce au consort Brouillamini, cette musique renaissance, en dépit des siècles, reste très accessible. J’ai cherché sur internet quelques pièces du disque jouées sur un virginal pour comparer. Les transcriptions pour flûte donnent une fluidité et une forme de modernité aux œuvres pour nous qui ne sommes plus habitués aux sons du virginal et on perçoit mieux les nuances, les variations de rythmes avec les flûtes.

Le consort Brouillamini porte bien son nom : il fait s’enchevêtrer les siècles, crée un agréable désordre temporel et musical. La période si étrange, si troublée que nous traversons donne envie de procéder à quelque voyage dans le temps pour oublier le présent. Et comme l’avenir paraît bien sombre ou tout du moins bien incertain et inquiétant, il me semble qu’un retour vers le passé est plus apaisant et enrichissant.

Consort Brouillamini

C’est bien aussi l’impression qui se dégage en regardant le teaser du disque. Un réveil sonne, un homme prend son petit-déjeuner, le quotidien banal de quelqu’un qui passera sans doute sa journée devant un écran dans un openspace. Puis la musique nous transporte dans une forêt où les cinq interprètes vêtus en noir jouent « La Volta ». On dirait qu’ils viennent d’un ailleurs et qu’ils sont apparus pour réenchanter cette année 2020 et nous faire rêver à une renaissance. Lourde tâche dont les Brouillamini s’acquittent fort bien.

Consort Brouillamini, The Woods so Wild, chez Paraty

https://www.consortbrouillamini.com

Pour écouter des extraits : https://smarturl.it/The_Woods_so_Wild

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La joie de jouer ensemble

Michel Strauss

J’ai déjà parlé sur mon blog du festival Musique de chambre à Giverny. C’était en 2014 pour sa onzième édition. J’espère y retourner cette année au mois d’août pour ce dix-septième rendez-vous heureusement maintenu. Ce festival offre l’opportunité à de jeunes musiciens de jouer avec des interprètes confirmés. Un vrai moment d’échange et de partage d’expériences dont nous avons besoin plus que jamais après les longues semaines de confinement et alors que le monde de la culture peine, plus que les autres, à renaître. Le partage qui est au cœur de la musique de chambre n’est d’ailleurs pas incompatible avec la distanciation physique et son sacro-saint mètre de séparation !

Après ces mois éprouvants, j’ai eu aussi à cœur de ne pas rédiger ce billet seule mais d’inviter un musicien à s’exprimer, Michel Strauss, violoncelliste et directeur artistique du festival de Giverny. Il nous parle de la programmation et de l’esprit qui guide cet événement musical normand.

Musique de chambre à Giverny fait partie des rares festivals rescapés de la crise du Covid-19. Il est maintenu aux dates prévues et avec une programmation égale aux années précédentes. Comment avez-vous traversé la période du confinement ? Vous avez dû longtemps penser que le festival, comme d’autres, allait être annulé…

Anton Ilyunin

Pour moi, il n’a jamais été question d’annuler le festival !  Je me suis tout de suite dit, il faut que ces jeunes musiciens absolument géniaux et qui devaient venir à Giverny puissent jouer. Je suis professeur. Pendant le confinement, j’ai continué à donner mes cours par visio avec ma trentaine d’élèves installés aussi bien aux Etats-Unis qu’en Asie. Il fallait jongler avec les décalages horaires, avec les difficultés techniques, maintenir les liens en dépit du confinement, de la solitude et des incertitudes. J’ai été témoin du désespoir de mes élèves qui voyaient les salles fermées, les concerts annulés pendant des mois, peut-être une année entière. Un désespoir aussi bien financier –ils débutent leur carrière et n’ont pas le statut d’intermittent – que moral. Ils n’avaient plus de partenaires pour jouer, plus de public : quand on sait combien il est difficile d’émerger dans le monde du classique, on imagine sans peine les inquiétudes de ces jeunes interprètes. Certes, je ne savais pas qui pourrait venir à Giverny et dans quelles conditions on pourrait jouer mais je refusais de reporter à l’an prochain. Au pire, nous aurions diffusé les concerts en visio ! On a bien fait de tenir, on est toujours là !

Le festival Musique de chambre à Giverny en 2019

La programmation est bouclée. Et comme chaque année, vous avez réussi à réunir des interprètes d’âges et d’horizon variés, respectant ainsi l’esprit du festival.

Oui, c’est une immense satisfaction. Nous avons encore des incertitudes pour quelques interprètes car la réouverture des frontières hors espace Schengen peut encore évoluer d’ici août et on espère que la situation se sera encore améliorée par rapport à la fin juin. Mais, dans tous les cas, le programme pourra être joué dans son intégralité et nous allons garder ce caractère intergénérationnel dans les formations. Certains interprètes confirmés comme Jean-Claude Vanden Eynden au piano ou Vladimír Bukač à l’alto seront présents auprès de jeunes musiciens tels Anton Ilyunin au violon, Arthur Stockel, à la clarinette ou Flore Merlin au piano et pourront ainsi transmettre leur expérience. Même si nous ne pourrons pas vendre autant de billets et devrons respecter le protocole sanitaire, l’essentiel est sauf. La région d’ailleurs va nous soutenir financièrement pour faire face au déficit inévitable.

Jean-Claude Vanden Eynden
Flore Merlin

A côté d’œuvres connues, vous proposez aussi des raretés.

Oui, il y a un tas d’œuvres qui ne sont jamais jouées en concert. On essaye donc toujours avec les musiciens confirmés d’élaborer un programme avec quelques raretés comme cette année Space Jump for Trio (piano, violon et violoncelle) de Fazil Say. Une œuvre que les jeunes interprètes travaillent pour la première fois et qu’ils ne rejoueront peut-être plus jamais sur scène. Une expérience unique, partagée avec le public.

Beethoven sera à l’honneur, comme prévu bien avant la crise avec notamment le quatuor à cordes opus 135 et le trio à cordes n°5. Il y aura aussi du Schubert, du Schumann, du Bach avec entre autres les Variations Goldberg, dans un arrangement pour trio à cordes. Mais comme tous les ans, nous avons également invité un compositeur contemporain. Cette année c’est Régis Campo qui sera présent au festival. Celui-ci vient d’être couronné par le Grand Prix lycéen des Compositeurs pour son œuvre Une solitude de l’espace. C’est un artiste très sympathique, généreux qui a composé spécialement pour Giverny Open Time, un quatuor pour piano, violon, violoncelle et clarinette. Deux autres de ses œuvres sont également programmées.

Régis Campo (c) 2018 par Quentin Lazzarotto

Un autre aspect important du festival de Giverny, et qui le distingue par rapport à la plupart des autres, est son implication dans la vie culturelle dans l’Eure tout au long de l’année, et son désir d’intervenir auprès du public des quartiers défavorisés. Quelles formes prend cette démarche ?

Pour moi, la musique classique s’adresse à tous. Il n’est pas nécessaire d’être cultivé, d’avoir des bases en solfège ou que sais-je encore pour aimer un air. Il y a aussi trop souvent un discours méprisant de la part de l’élite. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas fait d’études qu’on est un imbécile. La musique classique fait souvent peur alors qu’elle est au contraire accessible. Et quand on prend la peine de s’adresser à la population des « quartiers » on se rend compte que les gens sont contents qu’on leur parle d’autres choses que de foot ou de télévision. Pendant le festival, nous programmons ainsi des concerts pédagogiques dans des centres culturels. On y fait venir les enfants, les adolescents, leur famille pour trente-quarante minutes de musique. Les instruments et les œuvres sont présentées au public qui peut ainsi s’initier au classique. Ce partage apporte beaucoup aux spectateurs mais aussi aux interprètes. En dehors du festival, nous organisons aussi, en collaboration avec la préfecture de l’Eure et la mairie de Vernon, des concerts pédagogiques dans des écoles ou autres lieux du département de l’Eure.

Le festival Musique de chambre à Giverny se déroulera du 17 au 30 août 2020 dans différents lieux notamment au Musée des Impressionnismes de Giverny et à Vernon. Informations et réservations  : https://www.musiqueagiverny.fr et 09 72 23 33 52

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Musique japonisante

Farouchement indépendant, Debussy s’est bien gardé de faire école. Mais il a nourri la musique de son temps et celle des décennies suivantes. Jacques Ibert (1890-1962) et Hisadata Otaka (1911-1951) en sont deux exemples parmi d’autres. Le caractère « debussyste » des Histoires d’Ibert et de la Suite japonaise d’Otaka ont ainsi incité Ryutaro Suzuki pour son second disque à les réunir avec deux grandes œuvres pour piano de Debussy, L’Isle joyeuse et le premier livre des Préludes.

Dix ans et presque vingt-cinq ans séparent respectivement les Préludes de Debussy des œuvres d’Ibert et d’Otaka. Mais elles semblent issues d’un même type d’inspiration, en dépit des différences temporelles et géographiques. Une sensibilité commune qui se retrouve dans les intonations, les rythmes, mais aussi l’interprétation de Ryutaro Suzuki. Autant d’éléments qui font la belle unité de ce disque intitulé Ce qu’a vu le vent d’Est. Il y a par exemple une grande proximité d’esprit entre la danse du « Petit Ane blanc » d’Ibert et la « Danse de Puck ». Le jeune pianiste japonais met d’ailleurs dans son jeu la même technique fluide, la même souplesse joyeuse. Les titres des Histoires d’Ibert évoquent des récits pour enfants comme les Children’s Corner et les images qui sortent des notes ont la même force évocatrice que celles de Debussy.

Jacques Ibert

Ce rapprochement pourrait pourtant ne pas aller de soi. Ibert et son aîné ont en commun d’avoir été lauréats du prix de Rome. Mais Debussy a vite pris de l’indépendance, au point de faire une fugue pendant son séjour romain, alors qu’Ibert dirigea la Villa Médicis par la suite pendant près de vingt ans. Destin opposé entre un musicien qui incarne la modernité et son cadet de trente ans au profil plus académique !

Ryutaro Suzuki, à l’instar d’Otaka dont je vais parler plus bas, a assimilé l’âme de Debussy dans sa nature nippone. Dans « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir » l’interprétation n’est ainsi pas dénuée d’une sorte de langueur tout à fait française, qu’on pourrait ne pas attendre d’un pianiste japonais même formé au Conservatoire national supérieur de Paris. Le jeu de Ryutaro Suzuki a aussi par moment la délicatesse plus japonaise d’une estampe comme dans les premières mesures des « Collines d’Anacapri ».

Exposition universelle de Paris, 1889

A l’occasion des Expositions universelles de 1889 et de 1900, puis notamment lors de voyages ou de concerts, Debussy a entendu des musiques traditionnelles d’Orient, slaves, espagnoles ou venues des Noirs américains. C’est dans les œuvres pour piano que ces sonorités, ces rythmiques se retrouvent le plus, mêlées subtilement à l’univers musical français. Hisadata Otaka a suivi une démarche semblable mais dans le sens inverse. Pour lui et les autres compositeurs japonais de son temps, la musique européenne était d’un point de vue formel une « musique de renommée mondiale », expliqua Otaka et ils étaient « désireux de l’absorber » et de créer « une musique qui puisse être comprise dans le monde entier » sous cette nouvelle forme.

Dans les années 1930, les relations culturelles étaient intenses entre le Japon et l’Allemagne. Otaka prit des leçons de musique à Vienne puis de retour dans son pays avec le chef d’orchestre et beau-frère de Thomas Mann, Klaus Pringsheim, qui enseignait à Tokyo. Peu après, en 1934, Otaka retourna en Autriche étudier la direction d’orchestre et la composition avec Josef Marx, Felix Weingartner et Franz Moser. Il dirigea en Allemagne jusqu’en 1940, date de son retour au Japon. Dans sa Suite japonaise, une œuvre de fin d’études, composée en 1936 à Vienne, il a voulu relier la musique nippone avec la grande musique européenne. D’abord écrite pour piano puis transcrite pour orchestre, l’œuvre symbolise donc parfaitement la démarche esthétique du compositeur japonais.

Les différents épisodes de cette Suite évoquent la journée d’un enfant japonais. Partant de ces éléments qui lui étaient familiers, gardant dans son esprit, dans son oreille les airs typiques de son pays, Otaka les a traduits dans un langage européen. Il en résulte deux morceaux au style assez impressionniste, et particulièrement « L’Aube » avec ces notes qui résonnent comme des tâches de couleur qu’aurait pu peindre un Monet ou un Turner. Un impressionnisme qui se rapproche de l’esthétique japonaise si épurée et qui fascinait les peintres d’alors. Dans les deux extraits de la Suite japonaise, on retrouve très distinctement des sonorités, des rythmes extrêmes orientaux, dans une partition pourtant écrite sous l’influence de compositeurs européens non pas seulement Debussy d’ailleurs mais aussi Schumann ou Brahms. On sent combien Ryutaro Suzuki est à l’aise pour jouer ces œuvres auxquelles ils donnent une couleur, un mouvement différent à chaque mesure par la subtilité de ses nuances et de son doigté. Un regret : ne pas pouvoir entendre cette intéressante Suite japonaise dans son intégralité… peut-être de quoi donner des idées pour un récital voire un autre enregistrement.  

Ce qu’a vu le vent d’Est de Ryutaro Suzuki, éditions Hortus

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La french touch par le trio Atanassov

Après un voyage en Tchécoslovaquie avec Smetana et Dvorak objets de leur premier disque (distingué par un diapason d’Or), le trio Atanassov, né il y a douze ans, nous propose trois œuvres « purement » françaises avec Debussy, Ravel et le compositeur contemporain Philippe Hersant (1948).

Même si Ravel et son aîné Debussy ont été en leur temps présentés comme des rivaux (c’était à qui incarnerait le mieux la musique française pour contrer la suprématie allemande), la question aujourd’hui ne se pose plus en ces termes. Debussy et Ravel ont des points communs, des sources d’influence communes mais surtout des personnalités, des parcours humains et intellectuels bien différents. Trente-quatre ans séparent les trios. Le trio de Debussy est une œuvre de jeunesse de 1880 alors que celui de Ravel est déjà une œuvre de maturité composée quelques mois avant le début de la Grande Guerre. Entre les deux, vient se glisser le Trio variations sur la « Sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont de Marin Marais » composé en 1998 par Philippe Hersant.

Cette dernière œuvre rappelle que le trio Atanassov a toujours été éclectique dans son répertoire, interprétant aussi bien Mozart, Beethoven que Turina, Bartok ou encore le compositeur arménien Vache Sharafyan et le japonais Toru Takemitsu. Un éclectisme temporel et géographique qui a permis à Perceval Gilles, Sarah Sultan et Pierre-Kaloyann Atanassov d’explorer très largement les possibilités de leur instrument respectif et de développer de nombreuses formes d’expression, propre à chaque compositeur. Quand ils reviennent à un répertoire plus familier pour nous, ils appliquent aux grands classiques leur sensibilité, leur personnalité. Ces nuances qui font qu’une formation de musique de chambre n’est jamais égale à une autre et qui évoluent au fil des liens que tissent les chambristes d’un ensemble, affinant chaque fois la connaissance qu’ils ont les uns des autres.

Philippe Hersant. Photo Jérémie Fulleringer

Philippe Hersant avec son œuvre incarne aussi ce style, cette « sophistication » à la française pour reprendre le terme du trio. Par sa composition, il souligne aussi ses racines esthétiques puisqu’il se place dans la continuité d’une certaine tradition avec Marin Marais. On pourrait même y voir un clin d’œil à Debussy si attaché à revenir aux sources classiques de la musique française avec Rameau, Couperin qu’il admirait et dont il a voulu se rapprocher.  

Il est rare d’entendre un Debussy de 18 ans. Il a détruit ou tout au moins non publié ces premières œuvres qui étaient inaboutie, à ses yeux de perfectionniste. Le trio n’a pas tort de dire qu’il ne serait sans doute pas ravi de voir ce trio « gravé ». Mais ce n’est pas lui manquer de respect que d’écouter cette œuvre qui permet aussi de comprendre le parcours de Debussy qui a souvent pris des allures de chemin de croix. Saluons donc l’initiative du trio Atanassov. Cette œuvre de musique de chambre d’ailleurs n’a rien d’un devoir d’écolier. Debussy l’a composée alors qu’il séjournait avec la baronne von Meck, l’admiratrice secrète de Tchaïkovski. Il voyageait avec elle et ses enfants en Europe durant l’été en leur donnant des cours et en les accompagnant au piano. Bien sûr, ce trio n’a pas la modernité des compositions plus tardives mais il donne raison à ses professeurs de conservatoire un peu effarouchés par les libertés que prenait déjà Achille Debussy. Il y a également un certain lyrisme post-romantique qui rapproche le trio de ses mélodies, composées à la même période. Les Atanassov livrent une interprétation intéressante où se mêle bien leur maturité et la jeunesse de Debussy. Tout en gardant le caractère juvénile de l’œuvre, ces musiciens nous font sentir aussi tout ce qu’elle a en germe de novateur.

Ce Debussy lyrique est dans l’esprit de son temps, proche de ses aînés comme Fauré, Saint-Saëns ou Franck.

Avec Philippe Hersant on change de saison pour passer du printemps à l’été. L’œuvre est à la fois grandiose et austère comme le baroque mais aussi d’une modernité dont Debussy plus tard sera l’un des précurseurs. Elle offre une palette musicale passionnante pour les trois instruments qui semble chacun exprimer un univers sonore particulier tout en s’accordant, tout en dialoguant avec les deux autres.

Maurice Ravel en 1914. Photo: Durand & Cie Éditeurs

Le trio de Ravel nous fait retrouver pleinement le monde musical du compositeur et on peut rapprocher ici plusieurs phrases d’œuvres pour piano ou pour musique de chambre. Le premier mouvement notamment offre une magnifique partition au piano que Pierre-Kaloyann Atanassov interprète avec une grâce parfois mélancolique qui se marie avec le beau chant des cordes de Perceval Gilles au violon et de Sarah Sultan au violoncelle. Cette sensibilité et cette subtilité s’épanouissent aussi dans le troisième mouvement, la Passacaille (à l’origine une lente danse à trois temps). Le pantoum, vif, entraînant a aussi parfois des accents plus menaçants, peut-être le reflet du contexte historique tendu dans lequel l’œuvre a vu le jour et que le trio plus de cent ans après parvient à exprimer. Le caractère symphonique dans le final nous emporte et clôt ce disque magistralement.

Et c’est dans les sonorités du Chic à la française que je souhaite aux lecteurs de ce billet une belle et harmonieuse année 2020.

Chic à la française par le trio Atanassov, chez Paraty.

Le trio Atanassov se produira le 15 janvier prochain, salle Cortot à Paris dans le cadre d’une carte blanche à Philippe Hersant.. Les autres actualités du trio sont publiées sur leur site.

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Prokofiev, de douceur et d’acier

Comme Chostakovitch dont j’ai parlé il y a quelque temps, Prokofiev a entretenu des rapports compliqués avec son pays, à la fois célébré comme un grand compositeur soviétique, s’acquittant de commandes d’Etat, récompensé du prix Staline et en même temps vivement critiqué pour certaines de ses œuvres jugées trop bourgeoises ou trop avant-gardistes. Son exil aux Etats-Unis à partir de 1918, ses séjours en Europe et notamment à Paris puis son retour en URSS en 1933 ont été dictés essentiellement par son désir de pouvoir composer en paix, loin des querelles idéologiques et politiques. Ironie du destin, il est mort le même jour que Staline en 1953.

La variété de son univers, comme le symbolisent bien les deux sonates pour piano et violon dont je vais parler, témoigne de son désir de rester libre de toute école ou influence. Indépendance qu’il manifesta dès ses années d’études et qu’il s’efforça de préserver jusqu’à sa mort malgré le régime soviétique.  

Kristi Gjezi et Louis Lancien 1 © Jean-Baptiste Millot

Les deux interprètes de ce disque, Kristi Gjezi et Louis Lancien ont été lauréats de plusieurs concours et ont déjà participé à de nombreux festivals. Kristi Gjezi est premier violon à l’orchestre du Capitole de Toulouse. Louis Lancien est pianiste à l’école de danse de l’Opéra de Paris. Anciens camarades du Conservatoire supérieur de Paris, ils se sont retrouvés autour de Prokofiev pour lequel ils ont tous les deux une prédilection.

Prokofiev est souvent perçu comme un compositeur au style rugueux, difficile, dissonant à l’image de sa célèbre symphonie dite « de fer et d’acier ». Le programme choisi par ces deux jeunes musiciens offre une vision plus large de l’univers musical de Prokofiev qu’on ne saurait réduire à quelques adjectifs. Le disque débute par cinq mélodies. Composées aux Etats-Unis en 1920 pour la cantatrice Nina Koshets, elles ont été ensuite transcrites par le musicien lui-même pour le violon. De même la seconde sonate pour violon et piano avait été composée initialement pour la flûte. Dans ces deux œuvres, Prokofiev fait chanter le violon de telle façon qu’il semble se rapprocher des tons de la voix ou de la flûte, c’est en tout cas, ce qui ressort du jeu de Ktisti Gjezi qui exploite à merveille les possibilités de son instrument. C’est particulièrement vrai dans la première et la dernière mélodie Andante et Andante non troppo…

Prokofiev vers 1918, photographe inconnu

Ce disque débute dans une certaine douceur pour se poursuivre avec une œuvre plus âpre, la première Sonate pour violon et piano.

Terminée en 1946, elle a été directement composée pour violon et piano. Elle est dominée par des tonalités plus sombres, surtout si on la compare à la seconde. J’ai même entendu une autre interprétation qui donnait au premier mouvement un caractère morbide qui me semble excessif. Il y a de la mélancolie, de l’austérité certes mais aussi de l’énergie vitale. Elle est d’un abord plus difficile mais c’est ce qui la rend particulièrement intéressante et émouvante. Elle semble bien refléter les conflits intérieurs du musicien et ses recherches musicales. Je me suis amusée à comparer l’interprétation de Kristi Gjezi et de Louis Lancien qui ont à peine trente ans avec celle des deux musiciens qui ont créé l’œuvre, David Oistrakh et Lev Oborin dans un enregistrement réalisé l’année même de la création, en 1946 à Moscou. Les interprétations ont de nombreux points communs. On ne s’étonne pas que Ktisti Gjezi et Louis Lancien avouent se « sentir proches » de l’école russe tant ils manifestent une affinité avec ce qui n’est pas seulement une école mais un point de vue particulier sur la musique et plus largement sur l’âme russe.

David Oistrakh et Lev Oborin

Les tourmentés Andante brusco et l’Allegrissimo expriment une forme d’étrangeté ou d’angoisse face au monde, une sorte de cri à la Munch. Mais la virtuosité que réclame notamment l’Allegrissimo n’a pas ici ce côté glacial de l’acier qu’on trouve parfois. Il y a au contraire un supplément de cœur qui vient peut-être aussi de la complicité des deux musiciens. Le troisième mouvement, l’Andante offre une respiration mais aussi une riche partition pour le violon soutenu avec une grâce discrète dont le jeu de Louis Lancien est empreint tout du long. L’Andante de la première Sonate propose ainsi un magnifique duo piano violon, deux lignes mélodiques simples et pourtant très expressives et même chaleureuses sous les doigts de Louis Lancien. Mouvement qui s’achève dans un souffle par le violon puis par le piano.

Kristi Gjezi Louis Lancien © Jean-Baptiste Millot

La deuxième Sonate, terminée en 1943, se rapproche davantage des mélodies et peut étonner par le décalage entre les rythmes, les tonalités dominantes assez classiques et le contexte politique et artistique, si « explosif » sans mauvais jeu de mots. Le premier mouvement paraît même citer des phrases de Saint Saëns ou de César Franck, inattendues de la part de ce grand moderne. La délicatesse du violon ici semble parfois légère comme l’air et pleine d’allégresse. Le scherzo presto, non moins virtuose, reste pourtant très expressif. On n’est pas dans un concours entre les deux instruments à celui qui brillera le plus, ni dans la domination du violon mais dans un envol réalisé en commun. C’est souvent ce que je préfère dans la musique de chambre, ces morceaux, ces lignes où tous les instruments parviennent à un équilibre dans leur partition respective sans que l’un soit le faire-valoir de l’autre.

En terminant d’écouter ce disque, j’ai pensé que ce scherzo presto résumait bien ce que fut la musique pour Prokofiev : une source de joie, d’énergie créatrice mais aussi un moyen d’exprimer la violence du monde et la difficulté de vivre.

Prokofiev, Complete original works for violon and piano, par Kristi Gjezi (violon) et Louis Lancien (piano), Paraty

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