Au cœur de Beethoven

J’ai (re)vu récemment deux films, La Marquis d’O, d’Eric Rohmer et Amour fou de Jessica Hausner. Les intrigues se passent à l’époque de Beethoven. La première en 1798-1802, lors de la guerre de la deuxième collation, durant laquelle plusieurs puissances européennes s’opposèrent à la France révolutionnaire et la seconde, en 1811, dans les dernières semaines de la vie de l’écrivain Heinrich von Kleist, l’auteur de la nouvelle « La Marquise d’O ». Les deux films offrent de magnifiques scènes d’époque dans les intérieurs de milieux aisés avec des personnages encore soumis à une forme de rigidité classique tout en exprimant une ardeur romantique, certes contenue mais tout de même bien palpable. La musique de Beethoven aurait pu accompagner ces films, notamment ses Sonates pour piano et violoncelle que viennent d’enregistrer Jean-Claude Vanden Eynden et Michel Strauss.

Beethoven vers 1815, par J. W. Malher

A l’écoute des disques, on a aussi l’impression de voir des tableaux d’époque, où se mêlent mélancolie et exaltation avec ce duo musical, comme dans les deux films – un comte et une marquise, Kleist et Henriette Vogel. On plonge ainsi dans cette âme allemande romantique. C’est la souffrance existentielle dont Kleist a été l’une des plus parfaites illustrations mais qui fut aussi celle très profondément éprouvée par Beethoven. Kleist et Beethoven se sont sentis seuls dans le monde des hommes pour lesquels ils avaient pourtant créé

Dans les Sonates pour piano et violoncelle, les hymnes à la vie voisinent toujours avec des passages sombres ou déchirants. C’est le chant tendre et délicat du piano de Jean-Claude Vanden Eynden comme dans l’allegro du premier mouvement de la deuxième sonate opus 5. Ce sont les graves si intenses et évocateurs de Michel Strauss comme dans le deuxième mouvement de la première sonate opus 102.

Jean-Claude Vanden Eynden et Michel Strauss se connaissent très bien. Leur duo ici est presque une affaire de famille. Jean-Claude Vanden Eynden est ainsi l’un des musiciens fidèles du festival de musique de chambre fondé, il y a plus de vingt ans, par Michel Strauss en Normandie.

Michel Strauss © Musique de Chambre en Normandie

Les trois disques qui composent le coffret présentent l’intégrale de l’œuvre pour piano et violoncelle de Beethoven : des variations sur Mozart et Haendel et cinq sonates. Il s’agit de vrais duos dans le sens où aucun des deux instruments ne tient la vedette ou ne fait qu’accompagner l’autre. Les disques s’ouvrent et se ferment sur des variations sur deux airs de La Flûte enchantée, notamment un duo Papageno et Pamina, avec une variation 5 qui a des airs de jeu de cache-cache, entre les variations 4 et 6 très lyriques et presque sombres, offrant une palette d’impressions déjà beethovéniennes. Ces variations, de même celles sur l’oratorio Judas Macchabée de Haendel sont en effet des œuvres de jeunesse. Hommage brillant à deux aînés, hommage formateur pour le compositeur allemand et qu’on découvre ou redécouvre avec plaisir.

Les Sonates, quant à elles, illustrent différentes périodes de la vie du compositeur. Les deux sonates de jeunesse, opus 5, reflètent pourtant déjà la personnalité tourmentée de Beethoven même si l’influence de Mozart se fait encore sentir notamment la première sonate où Jean-Claude Vanden Eynden met en valeur la virtuosité gracieuse de sa partition. Un lyrisme empreint de gravité traverse ainsi le premier mouvement de la seconde sonate de jeunesse.

Jean-Claude Vanden Eynden

La troisième sonate, opus 69, composée environ dix ans plus tard, a des passages quasi symphoniques tant Beethoven parvient à tirer parti de toutes les possibilités des instruments, séparément et ensemble. Il en résulte une partition très riche, faite de mille nuances dont les deux musiciens s’emparent avec naturel. C’est aussi sans doute dans le premier mouvement que le duo au sens de dialogue entre violoncelle et piano est le plus sensible prenant l’allure d’une discussion entre les deux instruments que les interprètes rendent à merveille, ardente dans l’allegro du premier mouvement, lyrique dans l’adagio du dernier mouvement.

Les deux dernières sonates, opus 102, datent de 1815. En proie à des problèmes financiers, de plus en plus isolé par sa surdité, Beethoven est aussi à l’apogée de son art par la technicité mais aussi l’intensité expressive. Michel Strauss et Jean-Claude Vanden Eynden offrent des instants d’une émotion rare. Par exemple dans l’adagio de l’ultime sonate qui débute par une sorte de magnifique lamento au violoncelle que vient accompagner ensuite avec douceur le piano. Le dialogue émouvant se poursuit tout le long et reste en suspens pour enchaîner sur le dernier mouvement allegro fugato sous la forme d’une fugue complexe comme les aimait Beethoven. On sent derrière le son qui émane de leur instrument la profonde complicité de Michel Strauss et de Jean-Claude Vanden Eynden. Celle-ci exprime le rêve d’un Beethoven isolé et pourtant porté par le désir d’offrir sa musique aux hommes, pour qu’ils l’écoutent mais aussi pour qu’ils la jouent ensemble.

Beethoven, œuvre intégrale pour violoncelle et piano, Michel Strauss et Jean-Claude Vanden Eynden, Et’cetera

Le festival Musique de chambre en Normandie aura lieu du 22 au 31 août 2024 à Vernon, Giverny et Notre Dame de l’Isle https://festival-mdcen.fr

A cette occasion, Michel Strauss et Jean-Claude Vanden Eynden donneront un récital Beethoven le 27 août à 20h à l’Espace Philippe Auguste de Vernon (lieu à confirmer).

Michel Strauss et Jean-Claude Vanden Eynden joueront aussi l’intégralité du programme des trois disques dans le cadre des concerts à Midi à l’université de Liège les 7 novembre, 5 décembre 2024 et 9 janvier 2025

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Rachmaninov, peintre en musique

Olga Kirpicheva, © Maxime de Bollivier

Cette année 2023 a marqué les 150 ans de la naissance de Sergueï Rachmaninov. Et pour le célébrer, une jeune pianiste russe, Olga Kirpicheva, nous invite à écouter ses dialogues avec Rachmaninov. Le compositeur, découvert par Olga Kirpicheva alors qu’elle n’avait que 8 ou 9 ans, reste l’un des musiciens les plus importants de son répertoire intime. Adolescente, elle a aussi pu visiter la résidence d’été de Rachmaninov, Ivanovka, où il a beaucoup composé, en particulier les Préludes et les Études tableaux interprétés dans ce premier disque. Cette visite des paysages intérieurs de Rachmaninov l’a beaucoup aidé depuis à les retranscrire au piano. Les Préludes opus 23 ont été écrits en 1903. Rachmaninov, sorti d’une dépression de quatre ans qui l’avait empêché de composer, a retrouvé énergie et inspiration. Au lieu d’enregistrer les Préludes des autres opus, Olga Kirpicheva a préféré les Études tableaux, opus 33, les plaçant même dans la première partie de son disque. Composés dans le même contexte favorable à Ivanovka, en 1911, initialement appelés d’ailleurs Préludes-tableaux, ils forment avec les Préludes opus 23 un bel exemple du lyrisme de Rachmaninov où la technicité, si elle est souvent requise, disparaît à l’audition, au profit d’une harmonie naturelle, évidente.

Rachmaninov composant dans sa résidence d’Ivanovka

On reconnaît dans les deux recueils l’influence romantique, en particulier de Chopin, mais avec cette modernité qu’on retrouve chez d’autres contemporains. Les Préludes mais aussi les Études tableaux traduisent des impressions, des atmosphères, des sensations, des couleurs. C’est tout un univers visuel, sensuel qui s’offre à nos oreilles et qu’Olga Kirpicheva orchestre pour nous avec une grande finesse. Une harmonie se crée ainsi entre le compositeur et nous par son intermédiaire et à notre tour nous entrons dans les dialogues. Par exemple, la deuxième étude, Allegro, m’évoque par moment les gazouillis d’oiseaux au printemps et me font imaginer ceux qui devaient chanter dans la steppe chère à Rachmaninov. La suivante, grave, par moment avec douceur, à d’autres moments plus dramatique, presque angoissante nous plonge dans une atmosphère complètement différente. L’étude n°5, jouée avec une virtuosité pleine de légèreté, nous transporte dans une plus tourmentée. On peut aussi bien y voir des tableaux des mouvements de l’âme que des images de la nature au fil des saisons. Olga Kirpicheva passe d’un registre à un autre avec une souplesse et une variété de nuances magnifique. J’ai particulièrement aimé son interprétation du célèbre cinquième prélude et du sixième pour lequel elle avoue avoir eu longtemps une prédilection.

Polina Nazaykinskaya © DR

Avec ces Préludes et ces Études tableaux, c’est aussi toute une part de la vie de Rachmaninov qui s’exprime. Il ne sait pas alors que dans quelques années, en 1917, avec la révolution bolchévique, il devra quitter son pays natal pour ne presque plus jamais y revenir et s’exiler aux États-Unis pour vivre matériellement de sa musique.

La grande et belle découverte de ce disque reste le morceau inédit de Polina Nazaykinskaya, qui prend place entre les Études et les Préludes. Intitulé Dialogues (… with myself), c’est une œuvre intimiste dans laquelle on retrouve la richesse mélodique et sentimentale des œuvres de Rachmaninov. Spécialement composé pour son amie Olga Kirpicheva, qui a suivi la composition au fur et à mesure, le morceau est un pur moment de poésie lyrique qui commence doucement, comme un murmure pour progressivement être plus exalté et complexe. Le morceau s’harmonise à merveille avec les œuvres de Rachmaninov… tel un hommage au maître et la poursuite d’une tradition pianistique dont on se réjouit de la vivacité.

Olga Kirpicheva, Dialogues, Et’Cetera, https://www.olgakirpicheva.com

Olga Kirpicheva sera en concert à La Schubertiade de Sceaux le samedi 18 novembre 2023 à 17h30 et interprètera certaines œuvres du disque ainsi que Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. https://www.schubertiadesceaux.fr/edition-2023-2024/

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Voix instrumentales

Derrière le festival intitulé « Le Québec à Paris » qui s’est déroulé en avril dernier se cache ATMA Classique. Depuis sa création, ce label québécois qui fêtera l’an prochain ses trente ans a à cœur de participer aux relations culturelles entre notre pays et le Québec et même plus largement le Vieux Continent et le Nouveau Monde. ATMA Classique met en valeur des interprètes québécois qui proposent souvent des répertoires très larges. Ils font la part belle à des compositeurs européens parfois méconnus ou à des œuvres peu jouées. Cette première édition du festival, un galop d’essai réussi, était l’occasion d’entendre des musiciens qui viennent de sortir un album et de souligner notamment l’intérêt porté par le label à la musique baroque.

J’ai eu le plaisir d’écouter le duo de violes les Voix humaines Mélisande Corriveau et Susie Napper qui jouaient Couperin (extrait), Marais et Rameau (extrait). Elles interprétaient en concert les œuvres de leur disque Anguille sous roche. Concert, peut-être devrais-je plutôt dire théâtre musical tant les deux musiciennes, par leurs gestuelles, les expressions de leur visage, le choix des œuvres et l’interprétation semblaient nous proposer une sorte de comédie musicale. Celle-ci nous racontait une suite d’histoires charmantes, délicates, simples. La joie de vivre et de jouer des deux violistes était communicative et l’absence d’interruption entre plusieurs morceaux participait à cette impression étrange d’être transporté bien loin du présent. Les harmonies complexes, la virtuosité des interprètes s’oubliaient au profit d’une forme de pureté musicale. Ces œuvres rappelaient aussi ce que les compositeurs des siècles suivants leur devaient. J’y entendais parfois des accents pré-romantiques ou romantiques, voire des motifs plus contemporains encore. Debussy et Poulenc, entre autres, n’ont pas caché la dette qu’ils devaient à un Couperin ou à un Rameau.

C’est un semblable retour aux sources qui s’opère en écoutant le nouveau disque de l’ensemble Les Barocudas, Basta parlare. Celui-ci était représenté au festival par l’un de ses membres, Marie Nadeau-Tremblay qui a donné un concert avec Mélisande Corriveau.

Nous ne sommes plus dans l’intimité d’un duo mais avec un petit orchestre baroque : harpe, flûte à bec, violon baroque joué par Marie Nadeau-Tremblay, viole de gambe, clavecin, percussions et orgue, tenu par Nathan Mondry. Les interprètes nous font écouter des compositeurs italiens du XVIIe siècle comme Dario Castello, Giovanni Legrenzi et Tarquinio Merula pour lesquels ils ont une prédilection. A ces morceaux se joignent deux improvisations l’une de Marie Nadeau-Tremblay et l’autre de Nathan Mondry avec leur instrument respectif. Ces deux œuvres contemporaines originales constituent un pont entre l’hier et l’aujourd’hui et montrent combien en dépit des siècles, des changements de civilisation, des évolutions esthétiques, une forme de musique reste intemporelle. Le but des Barocudas est aussi de mettre en valeur la richesse instrumentale de ces compositions baroques qui offrent un chant aussi beau que celui de la voix humaine, laquelle dominait encore le champ musical. C’est ainsi qu’il faut comprendre le titre de leur album. Ce sont ainsi les voix de chaque instrument qui se font entendre, parfois comme des conversations animées, joyeuses ou plus sérieuses et plaintives. C’est notamment le cas dans les œuvres tourbillonnantes de Tarquinio Merula (extrait). J’ai particulièrement aimé également la « Sonate pour deux violons » de Biagio Marini par son caractère à la fois mélancolique et langoureux dans lequel les cordes peuvent exprimer tout leur lyrisme. L’improvisation de Marie Nadeau-Tremblay qui suit ce morceau le prolonge parfaitement, comme un monologue qui suivrait un dialogue (on reste dans le théâtre !). Le morceau de Merula qui leur fait suite, d’abord très dansant puis ponctué aussi de mesures plus lentes, au caractère presque solennel, crée un bel enchaînement.

On pourrait croire qu’avec Suite tango, des pièces de Denis Plante pour bandonéon et violoncelle on part dans un autre style, un ailleurs musical. Bien sûr qu’on voyage en Argentine mais on reste également en Europe, et dans un passé revisité. Denis Plante, qui joue du bandonéon, a su mêler habilement, généreusement les rythmes et harmonies du tango avec des valses à la française ou encore à la manière de Bach. Dans ce sens, son « Bach to tango » est une totale réussite. J’ai beaucoup apprécié le Coral qui met en évidence la richesse de la palette musicale du bandonéon. Denis Plante n’a pas tort de dire que si le bandonéon avait existé du temps de Bach celui-ci aurait composé pour lui tant il parvient lui-même, riche de plusieurs siècles de musique, à créer des « œuvres classiques ». Denis Plante a offert également au violoncelliste Stéphane Tétreault des partitions magnifiques notamment le Canto du « Bach to tango » dans lequel le violoncelle semble être une voix humaine.

Finalement le point commun entre ces trois disques est peut-être le lyrisme. Joyeux, espiègles, douloureux, brouillons, tourmentés… tous ces chants nous parlent comme des voix familières. Et il ressort de ces écoutes une impression d’éternité.

ATMA a déjà programmé une seconde édition de son festival parisien en avril 2024, avec davantage de concerts et d’autres artistes à découvrir. En attendant, retrouvez les albums sur https://atmaclassique.com

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Emouvant Anton Dvořák

Anton Dvořák en 1870

Ni les fameuses Danses slaves, ni la non moins célèbre Symphonie du Nouveau Monde… le nom d’Anton Dvořák reste lié pour moi à une œuvre plus intime, l’Humoresque n°7 opus 110 pour piano que j’avais travaillé et joué pour Noël lorsque j’étais enfant. En proposant Dvorak pour son troisième disque (après un détour par la musique française dont j’ai parlé), le Trio Atanassov revient peut-être si ce n’est à son enfance, du moins à un compositeur qui lui est cher, déjà au programme de son premier enregistrement avec le trio n°3 opus 65 et dont il apprécie « l’inspiration inépuisable ». D’ailleurs, Anton Dvořák ne serait pas le même sans cette enfance particulière vécue en Bohême avec un père boucher mais amateur de cithare et cette musique populaire qui accompagnait le quotidien et auquel d’autres compositeurs comme Brahms ou Debussy par exemple ont été très sensibles. Le jeune adolescent parcourt ensuite les trente kilomètres qui le sépare de Prague pour poursuivre des études musicales où il s’abreuve de Bach et de Beethoven tout en jouant des polkas pour l’orchestre d’une brasserie. Toute la musique de Dvořák sera nourrie de ces deux influences qui ne sont pas contradictoires et offrent au contraire une variété de couleurs, de rythmes, de réminiscences.

Paysage de Bohême avec le mont Milleschauer par C. D. Friedrich

L’enfance pour revenir à elle est aussi au cœur d’un spectacle jeune public que le Trio Atanassov a créé en même temps que le troisième disque. « Dvorak, un enfant de Bohême ». Le Trio mêle narration et musique pour raconter le destin de ce petit Anton qui devint célèbre jusqu’à New York. L’occasion aussi de nous transporter dans cette musique qui pour Sarah Sultan évoque « l’univers des contes ».

Perceval Gilles au violon, Sarah Sultan au violoncelle et Pierre-Kaloyann Atanassov au piano proposent dans leur nouveau disque le trio n°2 opus 26 et le trio n°4 opus 90.

Le trio opus 26 a été composé en 1876 à 35 ans. Jeune marié, Dvorak connaît le succès dans son pays et s’est vu octroyer une bourse qui lui permet d’élargir ses horizons et de vivre plus largement.

Les premières mesures de l’Allegro moderato sont révélatrices de l’influence de Schubert. Il se dégage d’emblée une légèreté cristalline. Ce début a aussi des allures de conversation très équilibrée et très libre entre les trois interprètes dont on sent la connivence et la sensibilité commune. L’influence de Schubert est aussi remarquable dans le second mouvement, le Largo, où le Trio mêle douceur viennoise et mélancolie un peu tzigane avec la même harmonie. Dans le scherzo, les passages presto alternent avec des passages plus lents mais rythmés donnant à l’ensemble un côté jeux d’enfants. Nulle virtuosité malvenue de la part des interprètes mais une joie simple de jouer ensemble. Ils nous font entendre pleinement le sens du mot scherzo.

Trio Atanassov © Andrej Grilc

Le second trio, n°4 opus 90 a été composé quinze ans plus tard. En 1891, la vie d’Anton Dvořák a bien changé. De Londres à Moscou, il est applaudi partout aussi bien pour ses œuvres symphoniques que pour ses cantates et oratorios. L’année suivante, il deviendra professeur de composition au conservatoire de New York pendant trois ans et repartira du Nouveau Monde avec en tête des airs de jazz et de negro spirituals. Ce trio opus 90 incarne bien le caractère changeant de l’âme et particulièrement les âmes slaves qui peuvent passer de larmes aux rires en quelques instants. Une caractéristique que Dvořák a poussée à l’extrême tant comme le dit Perceval Gilles, il arrive à « nous faire pleurer et sourire parfois en même temps. » Lento maestoso et allegro vivace, le premier mouvement commence avec le chant mélancolique des cordes pour être suivi, presque comme par magie, d’un air primesautier aux accents de danse populaire pour replonger ensuite dans cette même retenue délicate à laquelle le piano participe à son tour sous la forme d’un motif mélodique assez simple. J’ai particulièrement aimé le second et le sixième mouvements où le caractère rhapsodique s’exprime avec encore plus de liberté. Chaque interprète sait se mettre en valeur et semble ici être dans sa fantaisie particulière, tout en s’harmonisant avec celles de ses partenaires, talent de jouer ensemble qu’ils ont appris en quinze ans à développer pour en tirer le meilleur parti.

Le disque s’achève sur une Elégie de Josef Suk, élève puis gendre de Dvořák. Pièce qui permet au Trio de clore avec lyrisme ce voyage avec ce « petit gars parti de rien » devenu l’un des plus grands compositeurs tchèques et de faire perdurer sa mémoire et avec lui, toutes les musiques, même les plus humbles, qui l’ont accompagné toute sa vie.

Bohemian Rhapsodies du Trio Atanassov, Paraty https://www.trioatanassov.com

Pour écouter les musiciens évoquer Dvořák, découvrir les coulisses de cet enregistrement et la façon dont le Trio travaille : https://www.youtube.com/watch?v=WVXNYxav0Ts

Le Trio Atanassov sera en concert prochainement à Sceaux dans le cadre de La Schubertiade de Sceaux le 14 janvier avec un conte musical de Karol Beffa et Mathieu Laine, Le roi qui n’aimait pas la musique et le 20 mars à l’opéra de Clermont-Ferrand pour un concert Dvořák, Hersant, Ravel, rassemblant ainsi trois compositeurs qui leur sont familiers.

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Retour aux sources

Exposition universelle de 1889 à Paris. Claude Debussy découvre des musiques venues d’ailleurs, de très loin pour l’époque, notamment le gamelan, un ensemble d’instruments à percussion, joué en Indonésie ainsi que des musiques traditionnelles d’Orient. Des formes de musique très simples, bien plus anciennes que nos musiques occidentales. Debussy restera marqué à jamais par ces musiques qui l’influenceront tout au long des vingt-neuf années qui lui restent à vivre. Une influence connue mais dont on peut avoir du mal à saisir les subtilités, habitués que nous sommes aux œuvres de Debussy et éloignés que nous sommes des origines de ces musiques.

« Le joueur de bonang » illustration de L.Trinquier,
in « Revue de l’Exposition Universelle de 1889 » – Bibliothèque Forney

L’un des mérites de Debussy in Resonance de Joanna Goodale est de nous offrir un retour à l’une des sources essentielles de la musique de Debussy. Non pas seulement ces formes de musique traditionnelles mais la nature même qui s’exprime par des sons simples et dont le gong, le bol tibétain sont proches par leur caractère primitif et ancestral. Résonnances ce sont les notes que la pianiste fait resonner avec délicatesse jusqu’à ce que le dernier son disparaisse. Elle parvient d’ailleurs à prolonger le son de son piano comme si la musique était encore là bien présente dans le silence même de l’après.

Résonnances ce sont aussi les échos entre les compositions de Debussy et ses propres compositions proposés dans ce deuxième disque après un premier disque reliant Bach et la musique soufie (Bach in a Circle). Par exemple, son Ocean origin débute par des bols tibétains et gongs avant de nous plonger littéralement dans une musique océanique où par moment résonnent des motifs de musique asiatique.

L’oeuvre de Joanna Goodale constitue une belle entrée en matière à La Cathédrale engloutie, qu’elle joue avec une grande intensité, rendant ce prélude encore plus mystérieux et grandiose dans chacun de ses accords. Still Snow prolonge La neige danse en proposant une musique abstraite et épurée comme peut l’être le dessin des flocons dans l’air.

La pianiste utilise aussi le piano, instrument complexe, issu d’une civilisation développée, comme un élément fait de bois, de cordes métalliques en faisant resonner, chanter ces matières comme pourrait le faire un jeune enfant qui découvre sans connaissance, sans a priori cet instrument. Elle nous révèle ainsi d’autres façons de l’aborder, moins savantes, plus spontanées.

Avant de l’écouter en disque, j’ai pu découvrir son deuxième album à l’occasion d’un concert.

Sans être dehors, nous étions dans une arrière-cour verdoyante, à l’abri des bruits de la ville. On sentait l’air du crépuscule, on entendait le jour qui fait place à la nuit et le chant des oiseaux nichés dans les arbres. Je m’imaginais qu’à leur façon, ils répondaient au piano, dialoguaient avec la musique qu’ils entendaient. J’ai repensé alors à ce passage d’un article de Debussy, signé sous le pseudonyme de Monsieur Croche, dans lequel il rêvait d’une musique écrite pour le plein air… à cent lieues des musiques de kiosques et de squares. « La collaboration mystérieuse des courbes de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs s’accomplirait, la musique pouvant réunir tous ces éléments dans une entente si parfaitement naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux… Et les bons arbres tranquilles ne manqueraient pas à figurer les tuyaux d’un orgue universel, ni à prêter l’appui de leurs branches à des grappes d’enfants auxquels on apprendrait les jolies rondes de jadis, si mal remplacées depuis par les ineptes refrains qui déshonorent les jardins et les villes d’aujourd’hui. » (Revue blanche 1901)

Joanna Goodale Photo Artemis Grympla

Si vous écoutez le disque de Joanna Goodale je ne pourrai donc que vous encourager à le faire dans un jardin, au bord de l’eau ou encore à l’orée d’une forêt. Le chant de la nature et celui du duo formé par Debussy et Joanna Goodale ne dépareront pas. J’ai beaucoup aimé Jardins sous la pluie où la virtuosité de l’interprète s’oublie pour créer un paysage impressionniste sonore saisissant. Les gouttes de pluie, les métamorphoses de la végétation sous l’effet de l’eau, du vent semblent se voir alors qu’on ne fait qu’entendre, comme si nous trouvions une capacité à voir autrement. Ce lien que Debussy justement établissait entre la musique et les images, qu’il aimait presque autant que son art.

Cette pianiste sensible, investie, choisit un répertoire qui entre en résonnance avec sa personnalité, ses préoccupations et en puisant dans les mélanges dont elle est constituée par ses origines anglo-turques. Le disque reflète aussi sa philosophie. Face aux menaces qui pèsent sur la nature, la Terre, elle avoue ainsi « ressen[tir] l’envie de cultiver ce sentiment de reliance charnelle à la Nature, qui inspire la gratitude, la joie et l’envie de prendre soin du vivant. » Pari réussi car l’écoute de ce disque est une source de bien-être qui s’offre simplement. Cette forme de simplicité qui rime avec pureté. 

Debussy in Resonance, Claude Debussy et Joanna Goodale, Paraty

https://www.joannagoodale.com

Des extraits ici https://www.youtube.com/watch?v=3YLLSB71h5M

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