Musique japonisante

Farouchement indépendant, Debussy s’est bien gardé de faire école. Mais il a nourri la musique de son temps et celle des décennies suivantes. Jacques Ibert (1890-1962) et Hisadata Otaka (1911-1951) en sont deux exemples parmi d’autres. Le caractère « debussyste » des Histoires d’Ibert et de la Suite japonaise d’Otaka ont ainsi incité Ryutaro Suzuki pour son second disque à les réunir avec deux grandes œuvres pour piano de Debussy, L’Isle joyeuse et le premier livre des Préludes.

Dix ans et presque vingt-cinq ans séparent respectivement les Préludes de Debussy des œuvres d’Ibert et d’Otaka. Mais elles semblent issues d’un même type d’inspiration, en dépit des différences temporelles et géographiques. Une sensibilité commune qui se retrouve dans les intonations, les rythmes, mais aussi l’interprétation de Ryutaro Suzuki. Autant d’éléments qui font la belle unité de ce disque intitulé Ce qu’a vu le vent d’Est. Il y a par exemple une grande proximité d’esprit entre la danse du « Petit Ane blanc » d’Ibert et la « Danse de Puck ». Le jeune pianiste japonais met d’ailleurs dans son jeu la même technique fluide, la même souplesse joyeuse. Les titres des Histoires d’Ibert évoquent des récits pour enfants comme les Children’s Corner et les images qui sortent des notes ont la même force évocatrice que celles de Debussy.

Jacques Ibert

Ce rapprochement pourrait pourtant ne pas aller de soi. Ibert et son aîné ont en commun d’avoir été lauréats du prix de Rome. Mais Debussy a vite pris de l’indépendance, au point de faire une fugue pendant son séjour romain, alors qu’Ibert dirigea la Villa Médicis par la suite pendant près de vingt ans. Destin opposé entre un musicien qui incarne la modernité et son cadet de trente ans au profil plus académique !

Ryutaro Suzuki, à l’instar d’Otaka dont je vais parler plus bas, a assimilé l’âme de Debussy dans sa nature nippone. Dans « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir » l’interprétation n’est ainsi pas dénuée d’une sorte de langueur tout à fait française, qu’on pourrait ne pas attendre d’un pianiste japonais même formé au Conservatoire national supérieur de Paris. Le jeu de Ryutaro Suzuki a aussi par moment la délicatesse plus japonaise d’une estampe comme dans les premières mesures des « Collines d’Anacapri ».

Exposition universelle de Paris, 1889

A l’occasion des Expositions universelles de 1889 et de 1900, puis notamment lors de voyages ou de concerts, Debussy a entendu des musiques traditionnelles d’Orient, slaves, espagnoles ou venues des Noirs américains. C’est dans les œuvres pour piano que ces sonorités, ces rythmiques se retrouvent le plus, mêlées subtilement à l’univers musical français. Hisadata Otaka a suivi une démarche semblable mais dans le sens inverse. Pour lui et les autres compositeurs japonais de son temps, la musique européenne était d’un point de vue formel une « musique de renommée mondiale », expliqua Otaka et ils étaient « désireux de l’absorber » et de créer « une musique qui puisse être comprise dans le monde entier » sous cette nouvelle forme.

Dans les années 1930, les relations culturelles étaient intenses entre le Japon et l’Allemagne. Otaka prit des leçons de musique à Vienne puis de retour dans son pays avec le chef d’orchestre et beau-frère de Thomas Mann, Klaus Pringsheim, qui enseignait à Tokyo. Peu après, en 1934, Otaka retourna en Autriche étudier la direction d’orchestre et la composition avec Josef Marx, Felix Weingartner et Franz Moser. Il dirigea en Allemagne jusqu’en 1940, date de son retour au Japon. Dans sa Suite japonaise, une œuvre de fin d’études, composée en 1936 à Vienne, il a voulu relier la musique nippone avec la grande musique européenne. D’abord écrite pour piano puis transcrite pour orchestre, l’œuvre symbolise donc parfaitement la démarche esthétique du compositeur japonais.

Les différents épisodes de cette Suite évoquent la journée d’un enfant japonais. Partant de ces éléments qui lui étaient familiers, gardant dans son esprit, dans son oreille les airs typiques de son pays, Otaka les a traduits dans un langage européen. Il en résulte deux morceaux au style assez impressionniste, et particulièrement « L’Aube » avec ces notes qui résonnent comme des tâches de couleur qu’aurait pu peindre un Monet ou un Turner. Un impressionnisme qui se rapproche de l’esthétique japonaise si épurée et qui fascinait les peintres d’alors. Dans les deux extraits de la Suite japonaise, on retrouve très distinctement des sonorités, des rythmes extrêmes orientaux, dans une partition pourtant écrite sous l’influence de compositeurs européens non pas seulement Debussy d’ailleurs mais aussi Schumann ou Brahms. On sent combien Ryutaro Suzuki est à l’aise pour jouer ces œuvres auxquelles ils donnent une couleur, un mouvement différent à chaque mesure par la subtilité de ses nuances et de son doigté. Un regret : ne pas pouvoir entendre cette intéressante Suite japonaise dans son intégralité… peut-être de quoi donner des idées pour un récital voire un autre enregistrement.  

Ce qu’a vu le vent d’Est de Ryutaro Suzuki, éditions Hortus

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